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Cap 250.000 vigiles

Reportage

Cap 250.000 vigiles

Cap 250.000 vigiles
Mis en ligne le lundi 7 septembre 2009 ; mis à jour le vendredi 4 septembre 2009.

Publié dans le numéro 30 (mars-avril 2009)

« JOURNÉE D’INFORMATION. La sécurité se professionnalise et recrute : Avezvous toutes les informations ? Le jeudi 18 décembre 2008 à partir de 9h30. FORMATION PRÉVENTION SÉCURITÉ GÉNÉRALE et l’ANPE se mobilisent pour répondre à toutes vos questions, au centre de formation FPSG, 175, boulevard Anatole-France. RDC Immeuble Automne 93200 SaintDenis. Métro : Carrefour Pleyel (L13). Sécurité et Formation : L’impact de la crise sur la sécurité privée, l’aide à l’embauche, la professionnalisation et le recrutement dans le secteur... Présentation en exclusivité d’un panorama sur les métiers de la sécurité et découverte du plateau technique de plus de 1200 m² dédié à la formation ! Thèmes abordés : Les réformes du SSIAP /// La réforme du Sauveteur Secouriste du Travail / Le CQP-APS quelques mois après sa mise en application /// La sécurité privée se professionnalise et recrute en France, en Europe... /// Financement de la formation professionnelle /// Les aides à l’embauche, les services et l’organisation géographique de l’ANPE /// Aides à la formation et à l’emploi pour les travailleurs handicapés /// La reconnaissance des travailleurs handicapés /// La démarque inconnue /// www.fpsg.fr. Merci de confirmer votre présence auprès de M*** D*** tél. : *** Cijoint la programmation et le déroulement de la journée. N’hésitez pas à revenir vers nous pour toute information complémentaire. Cordialement. » Le Tigre a confirmé sa présence, évidemment.

[ Lire aussi : Mais que fait la police ?. ]

9h30, Saint-Denis. Je pousse les battants d’une double porte de parking gravée du sigle FPSG (Formation Prévention Sécurité Générale). Plafond bas, néons, plantes vertes pour compenser l’absence de fenêtres. Une voix venue d’un guichet m’interpelle : « Votre entreprise ? » « Journal Le Tigre », je balbutie, guettant la réaction. Je prends mon badge et tombe à nouveau en arrêt : plantées devant moi sur fond de lac norvégien, avec sous-bois automnal et brame de cerfs presque audible dans le lointain, cinq filles en tailleur me sourient, mines pimpantes sous la lumière blafarde. L’organisatrice me tend une serviette FPSG, une plaquette FPSG, un bloc-notes et un stylo FPSG. Bienvenue, monsieur, nos hôtesses vont s’occuper de vous. Autour la déco est foisonnante, bien décidée à célébrer d’avance Noël qui approche : guirlandes rouges et dorées courant aux murs, posters de lacs et de glaciers, sapin et gros Père Noël jovial. D’autres invités attendent debout près de petites tables individuelles décorées de fleurs de lotus. Autant le pourcentage d’hommes à l’accueil était à peu près nul, autant je cherche en vain une femme à présent : rien que des hommes, des vrais. Et à jauger leurs épaules carrées et leur crâne frôlant la boule à zéro, je bénis le hasard qui m’a fait décider d’aller deux jours plus tôt chez le coiffeur.

Comme les premiers disparaissent derrière un angle, je leur emboîte le pas. Le fameux « plateau technique » annoncé dans l’invitation ! Il est là, immense, offert. À moi les fausses lignes de caisse ! les faux articles de supermarché, les faux coffres à braquer au faux pistolet ! Sauf que c’est pas comme je le voyais. Moquette vert sapin et guichet en contreplaqué, le coin coffre-fort fait plutôt baraque à frites, et la ligne de caisse épicerie d’avant-guerre. La lumière est toujours aussi verdâtre et les rayons du magasin ont un côté fin de soldes avec leurs vieux invendus Kiabi. Je sens un brin de déception me gagner. Heureusement surgit un type allègre, cheveux en pétard, qui nous a repérés, deux autres invités et moi. Est-ce qu’on veut qu’il nous fasse visiter ? Je jette un œil à mes acolytes. Le plus grand a le visage doux, des épaules fortes sous un grand blouson de cuir, c’est un taiseux. L’autre, poids plume, petit bouc, lunettes, costume, est plutôt du genre appliqué, qui relance, pose des questions, opine, hmm, hmm, bref il va discuter avec le guide pour trois.

 

La Fortune
Pierre Mignard, La Fortune, 1692
 

 

La visite commence et notre guide est épatant, à croire qu’il rêvait depuis toujours d’être là et de parler de simulations d’incendie, FPSG tient à mettre l’accent sur la gestuelle, FPSG ne conçoit pas de formation sans pédagogie active, FPSG a choisi de travailler en privilégiant les jeux de rôles, mettre la gestuelle au cœur de la formation, développer les réflexes, voilà la philosophie FPSG. Je me demande s’il n’y a pas une pointe d’humour dans son enthousiasme. Sans doute que oui, car arrivé devant un gros paquet de tubes rouge pompier, le voilà qui nous interpelle — J’imagine que vous savez tous ce que c’est qu’un sprinkler ? Haussement d’épaules d’évidence de mes deux camarades. Je ne suis quand même pas gonflé au point de hausser les épaules moi aussi, mais tout de même, je fais celui qui sait, je baisse la tête de l’air du type qui attend, ça va on a compris, déroule jojo, qu’on avance. À quoi démasque-t-il que je ne suis pas tombé tout petit dans la marmite des métiers de la sécurité ? Vous monsieur, peut-être que vous ne savez pas ce que c’est ? Et il m’explique ce que c’est qu’un foutu sprinkler, me montre par où sort l’eau qui éteint l’incendie, où se trouve la manette, avec toujours cet air jovial, toujours ces mains qui se frottent et font des moulinets comme celles d’un Monsieur Loyal sûr de son coup, toujours ces cheveux en pétard qui lui font à lui seul plus de kératine sur le crâne que les quarante autres visiteurs réunis — décidément ce type me plaît.

On arrive au coin cuisine. Le frottement de mains redouble, il nous explique que ça allait bien les faux feux, les petites simulations en toc, FPSG a décidé de passer un cap. Maintenant, ici même, dans cette pièce, oui messieurs, on a les moyens de déclencher de vrais feux de friteuse. Je regarde la friteuse pleine d’huile, rêveur. Si ça change quelque chose ? Vous rigolez, il me répond. Pas plus tard qu’hier, un candidat qui pourtant avait correctement répondu au questionnaire, placé en situation, n’a rien trouvé de mieux que de foutre une casserole de flotte sur les flammes et manqué se tuer. La mise en situation, il me dit, la gestuelle, la gestuelle ! Je lui renvoie un regard entendu.

Plus loin, on peut admirer la fausse télé qui explose, le faux compteur qui disjoncte et s’enflamme, la fausse chambre d’hôpital avec mannequin à évacuer. On est en train d’examiner les faux ordinateurs lorsqu’il s’interrompt. Au fait j’y pense : quelqu’un vous a montré la boîte de nuit ? Regards effarés de nous trois. Vous n’avez pas vu la boîte de nuit ! Venez. La boîte de nuit et le théâtre, nos deux dernières nouveautés ! Et en effet, un étage au-dessous, stupeur : une petite pièce peinte en noir, plus lugubre encore que toutes les autres, volontairement enfumée nous explique notre Monsieur Loyal avec un sourire satisfait, parce que toujours se rappeler, deux problématiques propres à une boîte de nuit. Un, la fumée qui complique la détection du départ d’incendie. Deux, la foule qui gêne l’évacuation. Le théâtre est là aussi, juste à côté. Il faut y entrer, et j’y entre, et je suis traumatisé par ce que je découvre : vingt fauteuils d’avion placés face à une estrade pourrie où trône un Père Noël géant, tenant par la main deux ours en peluche qui lui arrivent à la taille.

Reste le bouquet final. Suivez-moi, il nous glisse. Et arrivés dans une petite pièce vitrée où poireaute devant un écran un agent au physique opulent : Cette fois vous êtes au cœur du cœur — le centre de vidéosurveillance. Seize cases sur l’écran, qui correspondent aux seize pièces que vous venez de visiter, chacune équipée d’une caméra. En direct 24 heures sur 24, pour habituer les candidats à travailler sur du concret. Démonstration ? Le vigile effleure sur l’écran la case boîte de nuit : la boîte de nuit s’affiche. La chambre d’hôpital ? Le vigile effleure à nouveau l’écran, la chambre d’hôpital s’affiche.
Ça veut dire que vous pouvez surveiller les autres employés, vous pouvez contrôler ce que font les filles de l’accueil par exemple ?
Tortillements du type dans sa chaise pivotante. Pas du tout, explique-t-il, il ne les regarde pas, il a un truc qui permet de flouter les parties où des employés travaillent et de surveiller les locaux sans attenter à leur vie privée, par exemple l’accueil, voilà, l’accueil est flouté, enfin en principe, là il n’est pas flouté, mais on peut le flouter si nécessaire, en principe il est flouté, tiens d’ailleurs c’est bizarre, je me demande pourquoi aujourd’hui il n’est pas flouté.

 

Misanthrope
Bruegel, Le Misanthrope, 1568
 

 

Pendant ce temps d’autres visiteurs plus costauds les uns que les autres nous ont rejoints, nous voilà une dizaine à présent dans la pièce minuscule. Notre guide chevelu s’est éclipsé, je suis plus isolé que jamais. Le petit à lunettes redouble de questions, visiblement l’écran tactile l’emballe, il demande si telle fonction existe, compare avec le système auquel il est habitué. S’engage une conversation sur les mérites respectifs des systèmes de surveillance. Je me sens passablement perdu, mais le petit à lunettes et le gros devant son écran semblent d’accord sur un point : celui-là, de système, est particulièrement balèze. La conversation roule maintenant sur la complexité de la vidéosurveillance, trop souvent sous-estimée, de l’avis général. Le petit à lunettes est de plus en plus en confiance :
Parce qu’on peut tous le dire, hein, je crois, on est tous plus ou moins passés par là : vidéosurveillance, interventions pré-vols, sécurité incendie… Je crois que tout le monde ici a un peu touché à tous les postes, hein ?
Approbation générale, satisfaction partagée de se savoir entre gens du métier. Je regarde mes chaussures. Devant son écran tactile à seize cases, le vidéoman s’emballe. Tout le monde a convenu que c’était chaud, la vidéo, beaucoup plus chaud qu’on ne croit, alors boosté il se met à raconter la dernière fois qu’un candidat, encore un, n’a rien compris à ce qui se passait. Oh le boulet, il commence. On déclenche une bagarre en ligne de caisse, sous ses yeux merde, sous le nez de la caméra ! mais non, rien, le type ne réagit pas, zéro. Pendant cinq minutes, cinq, je vous jure, le client en caisse aurait eu dix fois le temps de se faire mettre en bouillie, le type ne voit rien. Et quand enfin il se réveille, quel agent vous croyez qu’il envoie ? Il en a deux sous la main : un grand costaud et un gringalet. Lequel il envoie à votre avis ? Il envoie le gringalet, putain ! Je vous jure. Rires et approbation unanimes. Le vidéoman savoure, le silence est revenu.
Bon... après, c’est toujours pareil, ça dépend des cas… s’élève une voix, et en me retournant pour voir d’où elle vient, je manque m’étouffer : c’est le petit à lunettes. Des fois un petit gabarit peut être très bon pour ce genre d’incidents. L’habit fait pas toujours le moine...

***

À partir de là, revenu dans le salon pour le début des conférences, je m’assois, un peu triste : c’est fini. Maintenant il va falloir écouter, prendre des notes. Sur fond de plage de cocotiers, l’organisatrice remercie les invités, présente la listes des intervenants. Le premier enclenche son Powerpoint. Le temps se fait long, mais voilà qu’une devinette me réveille.
Qu’est-ce qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un agent qui travaille ? demande la voix du type au Powerpoint, costard et lunettes, boule à zéro lui aussi, mais de calvitie. Eh bien c’est simple : un agent qui ne travaille pas. Une illumination me traverse. C’est lui ! Le boss de la sécurité de chez Monoprix, que j’avais repéré sur le programme depuis des jours ! Je prends mon crayon FPSG bien en main, hop, hop, à nous, vas-y. Explique-moi ça le coup des deux gouttes d’eau, cette théorie du bon et du mauvais agent, je suis paré.

Eh bien contre toute surprise ce n’est pas mal. C’est même plutôt très bien, d’une logique imparable : si l’agent travaille bien, si vraiment sa présence est efficace, il n’y a rien à signaler, pas de vol, pas d’incident, rien. Et si maintenant il travaille très mal, c’est-àdire s’il ne voit rien de rien, si c’est un nul, qu’est-ce qui se passe ? Eh bien il n’y a rien à signaler non plus, puisque le type ne repère rien. On est foutu, on ne sait pas. Impossible de savoir si le type est bon ou s’il est parfaitement inefficace. Pas mal, je dois concéder. Sans compter que le type élargit : C’est l’éternel dilemme de l’évaluation des politiques de sécurité. Prenez la police : que veut dire la hausse du taux d’interventions ? Est-ce que ça veut dire que la police intervient à présent sur des délits qu’elle ne voyait pas jusque-là et que la sécurité s’améliore ? Est-ce que ça veut dire au contraire que le nombre de délits augmente et que la politique est catastrophique ?

Le type en a des tas comme ça. Des dérapages possibles, c’est pas ça qui manque. À chaque tournant je l’attends crayon en main, je me dis cette fois je le tiens. Eh bien non, le type slalome, contourne, évite. Un profil-type du voleur ? Non, il n’y en a pas, on a beau faire, beau essayer de construire des modèles, des voleurs-types, ça ne marche pas : pas moins de fauche à Neuilly qu’à Pantin ou à Villeurbanne. La nature des produits volés ? C’est simple : la même chose que ce qui est acheté. Le même tas de trucs inutiles qui prolifère dans notre société de consommation, les éternels produits qui coûtent cher parce que les marques n’arrêtent pas de faire de la pub dessus. Les montres, les jeux vidéos, les lecteurs MP3, tout ce qui brille, tout ce qui bling-bling. Bref : le voleur est aussi lobotomisé par la pub que les autres consommateurs. La politique du scoring ? Non, Monoprix la refuse. C’est une catastrophe, ça oblige les agents à du résultat, ils se mettent à faire n’importe quoi, du jour au lendemain les incidents avec les clients se multiplient, l’ambiance devient complètement pourrie. Je sais que c’est la politique gouvernementale, je sais... Eh bien en ce qui nous concerne c’est très net, c’est une catastrophe. (Et bam sur Sarko.) Le scoring, toutes les études de sociologie le montrent, c’est totalement contre-productif. (Re-bam.) La politique de piéger les produits, de cacher les alarmes pour mieux attirer les voleurs et multiplier les chances de les attraper ? Elle peut se défendre, c’est une approche qui a sa cohérence, si on adopte une logique répressive. Mais ce n’est pas celle de Monoprix, qui préfère montrer le piège, prévenir le vol en tentant de dissuader le voleur. Après tout, est-ce que ce n’est pas encore mieux s’il n’y a même pas d’incident, même pas de voleur ? Je résiste, je résiste, j’appelle à moi toute mon antipathie ordinaire pour les Monsieur Sécurité de toutes espèces, et pourtant le type est en train de me retourner, je commence à le trouver presque sympathique.

À présent il décrit ce que c’est qu’un supermarché Monoprix de son point de vue à lui : une passoire angoissante, un gruyère que de toutes parts des souris attaquent. Un réseau de canalisations (je regarde son nom sur la plaquette : Delécluze !) qu’en d’innombrables points des éléments hostiles viennent pomper, détourner, siphonner. En gros, nous ditil, son travail est un travail de plombier : lutter contre les fuites, essayer de faire qu’à l’arrivée ressorte le plus d’eau possible par rapport à ce qui est entré au départ dans le tuyau — sachant qu’on arrivera jamais au zéro défaut.

Moi il me plaît bien ce Delécluze, mais manifestement je suis isolé. Avec ses paradoxes et sa critique du coup de bâton, il est en train d’en bousculer dans l’audience, à peu près intégralement constituée de chefs d’entreprise de sécurité à qui les oreilles sifflent. J’ai envie de scander son nom pour l’encourager, mais pas besoin, il est du genre kamikaze. Il vient d’arriver à la page « Satisfaction » de son Powerpoint et maintenant c’est directement à eux qu’il s’en prend, aux chefs d’entreprise de sécurité qui se trouvent dans la salle. Monoprix a trente prestataires de services de sécurité en tout, il explique, trente entreprises du même genre que les vôtres. Eh bien il n’y en a pas une dont nous soyons contents. Pas une ! Et ce bijou d’euphémisme : Je ne vous le cache pas, notre degré d’insatisfaction est élevé. Encore : Je ne vous le cache pas, notre degré d’insatisfaction est élevé. Hourra ! je crie par-devers moi mais autour les visages sont rouges de colère, le type est en train de provoquer une levée de boucliers, c’est palpable. Il en remet une couche avant de se rasseoir : Vos agents sont mal formés, voilà la vérité, et s’ils sont mal formés c’est votre faute, parce que vous ne voulez pas faire les dépenses nécessaires ! Hourra Delécluze !

***

Ici il faut s’arrêter et dresser je crois, à mi-chemin, un portrait en pied de l’agent de sécurité. Manifestement, c’est une espèce paradoxale : plus vivace et florissante que les lapins de Roissy et les perches du Nil, vouée à un avenir dont quelques minutes suffiraient à faire rêver pendant des années le corps enseignant ou hospitalier, et en même temps de l’avis de tous dépourvue du moindre talent, désespérément molle et inefficace. À entendre les patrons qui l’emploient, les chefs des rayons qu’il est censé surveiller, les formateurs qui le forment et même ses propres collègues, c’est un fait acquis : l’agent de sécurité privée est un mauvais. Un type pas nécessairement méchant ni mal intentionné, mais nul, pas motivé, traînard, ou alors au contraire rentre-dans-le-tas sans un gramme de jugeote. C’est quand même incroyable, s’exclame Monoprix, même les vidéomen sont mauvais ! C’est pourtant pas compliqué, la surveillance vidéo ! À quoi répond un soupir résigné de la salle, visiblement d’accord, même si je sais maintenant grâce au vidéoman à seize cases qu’en réalité la vidéo c’est chaud, beaucoup plus chaud qu’on ne croit.

Tout le monde s’écharpe pour expliquer cette nullité sidérante. Les chefs d’entreprise de sécurité accusent : c’est à cause de vous, grandes surfaces, que les agents sont nuls ; vous ne payez pas assez pour qu’on leur finance de vraies formations ! Ce à quoi Monoprix et les chefs de grandes surfaces répondent : qu’ils soient un peu moins nuls, et on paiera davantage ! Bref, ça s’empoigne, ça se renvoie la faute. Mais que les agents soient nuls, ça n’a pas l’air de faire un pli.

À cet instant je dois dire que devant tant de mépris je me prends à éprouver soudain de la solidarité envers ledit agent de sécurité, le félicitant presque de mal faire ce sale boulot, mal payé, pour des patrons si nuls eux aussi. Je suis vite coupé dans cet élan par Delécluze, qui dans l’agitation générale apporte un nouvel élément d’analyse à la médiocrité universellement admise : Le bon agent (il en existe donc de moins mauvais que d’autres, et même de bons !), si vous me permettez l’image, je crois qu’il faut qu’il ait un côté un peu chasseur. S’ils lui permettent l’image ! Et comment qu’ils la lui permettent ! C’est à peu près la première chose qu’il dit depuis le début qui leur plaît. L’assentiment est tel que dès les premières questions, l’image est reprise : Je suis d’accord avec vous, les bons ce sont des chasseurs. Ils ont ça dans le sang, c’est l’instinct. Mais comment faire pour que tous deviennent des chasseurs ? Volte-face de Monoprix, qui sent l’impasse : Bien sûr qu’ils ne peuvent pas tous être des chasseurs. Mais au fond ce n’est pas grave. Au fond je m’en fous que ce soient des chasseurs. Ce qu’on veut simplement c’est qu’ils suivent un certain nombre de principes fixés avec eux : respect des clients, ponctualité, rigueur. Simplement ça, ce serait déjà le rêve !

***

Le cynisme des patrons présents va me sauter à la figure à propos d’un problème que je n’attendais pas : celui des handicapés. Le premier à l’évoquer est un lieutenant colonel des sapeurs-pompiers venu présenter le dernier arrêté concernant le CQP-APS [1], certificat requis en principe pour exercer les métiers de la sécurité. Manifestement, son usage est encore largement flottant : outre les anciens pompiers, les anciens policiers et les titulaires d’un bac pro, j’apprends qu’en sont dispensés les agents qui ont déjà travaillé dans la sécurité plus de 1 607 heures en deux ans — sans CQP, donc. Arrivé à la question du certificat médical, qui vient d’être repensé de façon à élargir l’accès au diplôme à certains handicapés, notre pompier s’oublie : Enfin moi je me méfierais… manquerait plus qu’ils nous envoient des types à un bras !

 

Changeur
Marius Van Roymerswaele, Le Changeur et sa femme, 1539
 

 

Juste après lui, c’est au tour d’une intervenante chargée de l’aide à l’emploi pour les travailleurs handicapés. Elle est parfaite et tombe à point. Calmement, elle explique que le handicap ce n’est pas ce que « beaucoup de gens » croient, que ce n’est pas toujours synonyme de retard mental ou de paraplégie, loin de là, que statistiquement c’est même très rarement ça. Je comprends le problème : comme toutes les entreprises d’au moins vingt salariés, les agences de sécurité un peu conséquentes sont assujetties à l’obligation de 1987 d’employer au moins 6 % de travailleurs handicapés. Et visiblement ça ne leur plaît pas : elles estiment que leur secteur pourrait faire exception. Histoire d’étayer ses propos, l’intervenante livre un exemple qui fait son effet : celui du boulanger devenu peu à peu allergique à la farine, ce qui lui confère le statut de travailleur handicapé. Brouhaha dans le public, rires hostiles :
Eh ben d’accord, moi j’en prends dix, de vos boulangers allergiques à la farine ! s’élève une voix.
Et moi vingt ! crie une autre.
Je n’ai pas l’impression que vous vous rendiez bien compte de ce qu’est notre métier, madame, enchaîne un troisième. Est-ce que vous croyez franchement qu’on peut demander à un type qui n’a pas l’usage de ses membres d’aller arrêter un voleur ou ceinturer un énervé ?
L’intervenante est médusée :
Mais vous avez aussi des gens qui travaillent dans des bureaux, des gens qui font de la vidéosurveillance... Vous n’êtes pas tout le temps en train de ceinturer des énervés, non ? De toute façon c’est une chose qu’ils soient aptes, après il faut qu’ils acceptent. Nous, on ne peut en aucun cas leur imposer de faire ces métiers. Il faut que ça parte d’eux, que ça s’insère dans leur projet personnel.
Ceux qui se retenaient encore éclatent :

C’est ça ! rugit une femme près de moi. C’est ça ! Eux ils ont le choix ! il faut que ça s’insère dans leur projet de vie ! Et nous, on nous demande si ça nous plaît ou non ? On nous demande si on est contents de devoir prendre des handicapés ?
La palme revenant à un type à cravate qui n’avait rien dit depuis le début :
Le calcul est simple, madame. Nous avons vu tout à l’heure qu’il y avait 150 000 agents de sécurité privée en France. 6 % de 150 000, ça fait 9 000. Est-ce que vous êtes en mesure de nous trouver immédiatement 9 000 handicapés aptes, là, maintenant, tout de suite ? C’est la seule réponse qui m’intéresse.
Vive approbation de la salle.

***

Aussitôt après on attendait M. Tarlet, président de l’Union des Entreprises de Sécurité Privée, personnage proche de Dieu dans la profession. Mais l’organisatrice nous apprend que M. Tarlet a été « retenu dans les hautes sphères » et ne sera là qu’après la pause. J’envie un peu ce Tarlet aux déplacements d’aérostat.

Une heure plus tard, il est là. D’emblée, son exposé joue la prise de recul. Les chiffres défilent : 1.500.000 agents de sécurité en Europe aujourd’hui, sans doute 3.000.000 en 2019. Trois fois plus d’agents privés que publics en Hongrie et dans de nombreux pays de l’Est, ce qui ne va pas toujours sans problèmes, concède-t-il, beaucoup moins en Belgique, en Allemagne, en Espagne, où l’État reste largement majoritaire, c’est son droit. En France : 20.000 agents en 1983, date des premières réglementations, introduites après le meurtre d’un clochard par un vigile aux Halles, 70.000 en 1990 où Pierre Joxe invite le secteur privé à une « coproduction de sécurité » avec l’État, 160.000 aujourd’hui. Jusque-là le panorama serait à peu près neutre, mais voilà que Tarlet se met à faire de la prospective : d’ici 2015, le nombre d’agents privés sera passé à 250.000 et excédera le nombre d’agents publics, maintenu autour de 200.000. D’où sortent-elles, ces prévisions ? En quelques minutes je vais comprendre qui est en fait cet homme, manifestement familier du président, dont il répète à l’envi le nom : tout simplement l’un des principaux artisans de la politique sarkozyste de transfert de la sécurité au privé.

Merveille du calendrier, Tarlet a organisé trois jours plus tôt Place Beauvau le premier forum européen de la sécurité privée et vient de signer avec Laurent Wauquiez [2] un accord. La rumeur était annoncée par la presse depuis quelques jours, il la confirme en jubilant : l’État engagera à partir de mars 2009 un grand programme de promotion des métiers de la sécurité privée, « Cap 100 000 emplois sécurité privée », avec pour objectif l’embauche d’ici 2015 de 100 000 agents supplémentaires.

Tarlet ne s’arrête pas en si bon chemin : étant donné la grande destinée qui attend le secteur, il serait temps d’y faire un peu le ménage. Et se frottant toujours les mains, jubilant toujours de sa grosse voix de copain du président, il nous le donne en mille : le type que Sarko a chargé de rédiger le texte-cadre qui fera table rase des réglementations existantes pour accoucher enfin d’une sécurité privée efficace... c’est tout simplement lui !

Professionnalisation du métier, réorganisation des formations, transparence financière, introduction d’un système de carte professionnelle : Tarlet veut rendre sa noblesse au secteur. Mais à l’entendre évoquer les dysfonctionnements actuels, je frémis. La liste est accablante : marché florissant de faux certificats, centres de formation fictifs, formateurs sans diplôme, innombrables fraudes au fisc, sousrémunération des agents, entreprises menaçant leurs clients de représailles s’ils se tournent vers des concurrents, ou refusant d’assurer leurs personnels... Je suis définitivement consterné lorsque oubliant sans doute que des personnes extérieures à la profession se trouvent dans la salle, Tarlet se met à exhorter l’assistance à ne pas laisser ce beau métier tomber aux mains de la mafia, des sectes et des intégristes.

Si encore ce n’était qu’un Monsieur Propre. Mais le deuxième volet de son grand projet attaque directement un autre terrain : les libertés. Puisqu’il s’agit de faciliter le recrutement et de mieux contrôler les agissements des uns et des autres, il faut y aller carrément : c’est le moment de créer le grand fichier informatique que tout le monde attend, répertoriant la totalité des agents agréés dans le pays, indiquant pour chacun la situation professionnelle actuelle et passée, le casier judiciaire, le domicile, la disponibilité immédiate ou non, les garanties présentées. Ainsi chaque entreprise disposera d’une sorte de catalogue en ligne et pourra immédiatement connaître, au jour et au lieu souhaités, le marché d’agents disponibles.

Jusque-là, une consultation du casier judiciaire du candidat à l’embauche était exigée, mais le patron devait la demander à la préfecture. Est-ce que ce ne sera pas très différent si maintenant les patrons ont directement accès au profil des agents ? Tarlet n’a pas l’air de s’en inquiéter. Sur le ton du papa qui rappelle gentiment un enfant à la raison : Je crois qu’il est temps maintenant que la Commission nationale de l’informatique et des libertés arrête son hypocrisie. Tout le monde le veut, ce fichier, c’est une évidence qu’il faut le faire. Mais les agents étrangers, dont le casier antérieur restera de toute façon inconnu ? Et les agents sans-papiers que continuent manifestement d’embaucher nombre d’entreprises ? Les questions ne sont pas de moi, elles viennent de mes voisins. Visiblement l’opacité du système est telle, l’habitude de frauder si répandue que même eux n’ont pas l’air de croire beaucoup au ménage annoncé...

Devant un tel chaos à peine dissimulé, on pourrait penser qu’un gouvernement obsédé d’ordre et de sécurité serait plus que réticent. Manque de chance, obsession sécuritaire ne veut apparemment pas dire hostilité aux magouilles. Et comme dit Tarlet avec un sourire triomphal : La sécurité privée, on aime ou on n’aime pas, on a parfaitement le droit de ne pas aimer, mais maintenant une chose est sûre : il va falloir s’y habituer. Il se rengorge et pérore : Nous faisons un beau métier, il faut que nous en soyons fiers. Et il faut que nous osions le dire — il y a des parcours réussis ! C’est fini cette fois : il regarde sa montre, il est tard, voilà une bonne heure déjà qu’il est là et de nouveau les hauts courants atmosphériques l’appellent, la poussée d’Archimède le soulève, il faut qu’il se renvole, nous comprenons n’est-ce pas ? il regarde de nouveau sa montre, il est content d’avoir été là, mais non c’est lui qui nous remercie, c’était un plaisir, n’est-ce pas, il espère nous revoir. Et cette dernière phrase à lui-même, juste assez fort pour être entendue, avant de s’éclipser d’un entrechat : Bon, je file à Bercy.
 

NOTES

[1] CQP-APS : Certificat de qualification professionnelle Agent de prévention et de sécurité, rendu obligatoire par arrêté du ministère de l’Intérieur le 19 juin 2008, publié au J.O. du 28 juin 2008.

[2] Secrétaire d’État à l’Emploi.

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