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Envoyé spécial dans mon ordi (janvier-février 2012)

Envoyé spécial dans mon ordi (janvier-février 2012)

Envoyé spécial dans mon ordi (janvier-février 2012)
Mis en ligne le jeudi 6 septembre 2012.

Publié dans le numéro 013 (Janv.-fév. 2012)

Certaines tentatives de coller à l’époque - ou tout au moins à l’idée qu’on s’en fait - donnent le sentiment de ne pas avoir l’effet attendu. C’est le cas d’un service que les abonnés de SFR reçoivent sans l’avoir demandé (peut-être l’ai-je demandé sans même m’en rendre compte quand l’employé de l’opérateur m’a vendu mon septième forfait en cinq ans, beaucoup mieux adapté à l’usage de mon téléphone portable, et énuméré mécaniquement la liste des nouveautés auxquelles j’étais en droit de souscrire) : l’alerte-info. L’alerte-info, c’est un texto provenant du numéro 8012, intitulé « Alerte SFR Info » et comportant 2 lignes de textes qui annoncent un fait d’actualité et donnent un lien vers le site de SFR pour plus ample développement (je dis ça mais je n’en sais rien, n’ayant jamais activé ce lien car, comme je l’expliquais dans une précédente chronique, je cultive le snobisme de ne jamais aller sur Internet depuis mon téléphone). On croit deviner l’intention : souscrire à la soi-disant volonté des abonnés d’être informés en temps réel des soubresauts du monde, de recevoir, où qu’ils soient, quoiqu’ils fassent, quelle que soit l’heure, l’écho de la rumeur publique. On serait tenté d’imaginer l’accueil enthousiaste à cette idée quand elle fut émise à l’occasion d’un brainstorming visant à farcir les offres d’abonnement de quelques « plus » susceptibles de gagner des parts de marché : « c’est ça que veut l’abandonné d’aujourd’hui : être dans le flux, ne rien rater, pouvoir être le premier à annoncer un truc à ses collègues devant la machine à café, et c’est ça qu’on va lui donner à l’abonné d’aujourd’hui, et gratos, parce qu’aujourd’hui plus personne ne veut payer pour de l’info. En plus on capte son attention avec une info catchie et on le redirige vers notre site où il sera tenté de s’acheter un nouveau téléphone, c’est du win-win à tous les niveaux ». Intention louable donc, et qu’on aurait aimé voir atteindre son but.

Sauf que ce n’est pas le cas. En pratique, l’ « Alerte SFR Info » est un objet très étrange. J’écris ce texte le dimanche 4 décembre, voici les derniers messages envoyés par le 8012 : « jeudi 24 novembre : La Française enlevée au Yémen a été libérée », « mardi 22 novembre : Mort de Danielle Mitterrand, l’ancienne première dame » , « samedi 19 novembre : Le Conseil Fédéral d’EELV a validé l’accord avec le PS », « vendredi 18 novembre : Affaire Zahia, vers un non-lieu pour Ribéry et Benzema », « jeudi 17 novembre : enquête sur des biberons utilisés dans les hôpitaux »... Voici donc ce dont j’ai été alerté entre le 17 novembre et le 4 décembre, pendant que la zone euro menaçait de s’écrouler, le monde arabe se révoltait ou votait, l’UMP se transformait en FN, etc. Par ailleurs, et cela suffirait à réduire à néant toute l’ambition marketing de ce service, ces messages arrivent systématiquement une demie journée après que les informations qu’ils contiennent n’ont été apprises par quiconque a allumé sa radio ou a parcouru l’un des innombrables fils d’actualité qui pullulent sur le web. Comment expliquer cela ?

L’évidence voudrait que SFR soit nul. C’est possible. Plusieurs options. Soit le choix des informations à diffuser a été confié à une équipe extrêmement scrupuleuse et pleine de prévention, mobilisée en permanence pour évaluer la portée des événements du monde. Mais cette équipe a du mal à décider, et décide donc peu. Ce qui expliquerait à la fois la rareté des messages, et le grand silence de la dernière semaine (entre le 24 novembre et le 4 décembre). On imagine très bien le petit groupe tétanisé par la catastrophe que nous vivons, incapable de se mettre d’accord pour annoncer à la population des abonnés telle ou telle nouvelle. Soit au contraire, c’est à un seul employé sous-payé d’une filiale de filiale qu’à force de sous-traitance échoit cette tâche stratégique. Et cette personne, on la comprend, s’en fout complètement. Elle fait ça quand ça lui chante (on remarque d’ailleurs, sur une temporalité plus longue, une prédilection pour les envois du week-end, ce qui laisserait à penser que cet employé fait des heures supplémentaires) et selon des critères aléatoires : le mardi 8 novembre, elle était très branchée justice (« Procès Jackson : le Dr Murray reconnu coupable », « Perpétuité pour l’assassin de Marie-Christine Hodeau »). Puis cette personne a été licenciée le 24 novembre et personne chez SFR ne s’en est aperçu.

Refusant d’accréditer la thèse d’un ratage, je préfère imaginer que l’entreprise poursuit en fait des visées épistémologiques autrement plus subversives - et que ce que l’on prend pour une concession à l’air du temps est en fait une lutte subtile contre l’accélération dénoncée par tous les Paul Virilio et Hartmunt Rosa de la planète. Il s’agirait alors d’épouser les formes d’un service visant à inscrire l’abonné dans le flux pour, en fait, l’en décaler légèrement. Et ce choix étrange des informations, et ce délai dans leur arrivée, viseraient à produire chez le récepteur un trouble dont on espère qu’il amorce une réflexion sur notre aliénation au temps réel. Et moi qui ris bêtement à chaque message émanant du 8012, je ne saisis pas que ce rire est le début d’une libération.

Ou alors, ces message sont la manifestation d’un algorithme hyper sophistiqué qui permettrait de cibler l’information en fonction des centres d’intérêts de l’abonné, eux-mêmes étant déduits d’un data mining légèrement intrusif, une analyse des données fournies par l’enregistrement de ses conversations et messages. Ainsi l’algorithme a-t-il déduit que m’intéressaient : les biberons, le foot ou le cul, les Verts ou le PS, Danielle Mitterrand ou la mort, le Yémen ou les prises d’otages ou la Liberté. J’avoue être stupéfait. De fait, j’ai un enfant en bas âge, j’aime le foot et pratique le sexe, je vote Vert au premier tour et PS au second, Danielle Mitterrand m’a toujours intrigué et je crains la mort, j’ai envie d’aller un jour au Yémen et je peux regarder la pire merde à la télé s’il y a une prise d’otage et suis un grand défenseur de la Liberté. Et là, j’accepte que cette liste apparemment absurde d’événements en dise moins sur l’état du monde que sur moi. Bien sûr, j’aurais préféré que l’analyse de mes conversations révèle mon souci profond de l’autre, de l’avancée de la démocratie dans les pays arabes, des finances publiques en Europe, mais non, il faut accepter le verdict de la science, reconnaître ce que l’on est et se courber devant la puissance du calcul. Il faut dans le même coup, pardonner le léger retard dans les envois des alertes, c’est le temps nécessaire à la révélation de soi par les mathématiques. Ce qui n’empêche pas de faire quelques extrapolations hasardeuses : le samedi 29 octobre, j’ai reçu : « Le chansonnier Robert Lamoureux est mort à 91 ans », et ça, vraiment, je m’en fous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sans compter que tous ces messages arrivent systématiquement une demie journée après que les informations qu’ils donnent ne soient connues par quiconque a eu la curiosité entre temps d’écouter la radio ou de tomber un fil d’actualité en parcourant le web.

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