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Le Vingtième

Le Vingtième

Le Vingtième
Mis en ligne le jeudi 8 mai 2014.

Publié dans le numéro 022 (Octobre 2012)

Premier épisode d’une série sur les bars, qui emmènera l’auteur sur les routes de France : le récit, qui s’appuie sur une journée complète passé sur place, obéit à dix contraintes cachées, répétées d’épisode en épisode, et qui seront dévoilées à la fin.

Episode 1.

Le Vingtième. 179 rue de Bagnolet, Paris, XXe arrondissement

Dans Astérix chez les Helvètes [1], Astérix et Obélix, en route vers les Alpes pour y cueillir des edelweiss, s’arrêtent pour déjeuner : le restaurant est installé dans une sorte de pont au-dessus de la voie romaine. Le serveur, enthousiasmé par la modernité impériale, leur fait alors une promesse de gourmet : « Avec un peu de chance, vous pourrez même voir les accidents sur la charovoie [l’autoroute, en anachronisme goscinnien]. » Au Vingtième, c’est un peu pareil. Le chaos giratoire de la place de la Porte de Bagnolet s’y offre tout entier à l’amateur d’embouteillages. C’est d’autant plus beau que c’est neuf : le plan de circulation a été modifié avec les travaux, quasiment achevés, de la ligne 3 du tramway parisien. Avant, le flux s’écoulait plus paisiblement, presque discrètement, en tout cas pas comme maintenant ; parce que maintenant, c’est : des klaxons toutes les trois secondes parmi lesquels ceux, puissants, des bus de la RATP se distin­guent et surprennent ; le bruit des moteurs des camions qui font le tour de Paris par les boulevards des Maréchaux (au sud de la place, Davout, duc d’Auerstaedt et prince d’Eckmühl, au nord, Mortier, duc de Trévise, qui fit sauter le Kremlin) ; les sirènes des pompiers et des ambulances qui filent à l’hôpital Tenon, juste à côté. Sans cesse renouvelé, on voit se former à intervalles identiques le blocage de tout le carrefour, parce que le dernier type à passer au vert a voulu se coller, hypnotisé, aux feux arrière de la voiture de devant, craignant sans doute que ce soit son frère du flux perpendiculaire qui le bloque, lui, par une manœuvre similaire. On dirait un gros manège enrayé qui tourne par à-coups et très lentement ; il faudrait le voir du dessus. Il suffirait, se dit-on, d’un ou deux flics, pas besoin d’un George C. Scott dégageant sa colonne de chars Sherman embourbés comme dans Patton [2], non : deux simples flics fluidifieraient ce gros carrefour grumeleux. Mais les agents, chez nous, sont occupés à des tâches plus nobles, et préservent, par leur éclatante absence, le spectacle. Sur ce carrefour on voit donc des gens qui baissent la fenêtre de la voiture pour hurler, peut-être au conducteur voisin mais peut-être à personne, peut-être qu’ils hurlent contre Paris, contre la vie, peut-être que leur femme est partie et qu’ils sont tout seuls dans leur bagnole et qu’ils veulent juste gueuler un bon coup. Il y en a qui traversent le carrefour en hurlant du klaxon : ils « avertissent », de leur passage, de leur volonté, de leur existence. À la terrasse du Vingtième, c’est tout ça qu’on voit, et le plaisir est innocent, car on sait que la vitesse des véhicules résumera tout accident à une aile enfoncée, ou (« avec un peu de chance ») à un pare-chocs qui se détache. On a hâte de voir ça quand il y aura, en plus, des tramways qui traverseront la place [3].

Vers midi, le bouchon formé par les véhicules en provenance du boulevard périphérique est inter­minable, et à quatorze heures, dans l’autre sens aussi c’est bouché. Au milieu de cette marée, en face de la porte elle-même, fiché entre les rues de Bagnolet et Belgrand, le Vingtième est la première brasserie parisienne digne de ce nom quand on entre en ville. On aperçoit de sa terrasse les tours jumelles des Mercuriales, de l’autre côté, et le centre commer­cial Bel Est, où se déploient les immenses lettres lumineuses « Auchan ». Là commence la banlieue, ici finit la capitale, seule ville de France sans hypermarché. Au fond du Vingtième, dans la partie la plus calme de la salle, celle qui ressemble le plus à l’idée de la brasserie parisienne, avec les tables collées les unes aux autres et les banquettes bordeaux, on trouve le seul élément vraiment décoratif du lieu, des vues de Paris en noir et blanc et des chromos façon Montmartre qui confirment la qualité du café : c’est une borne d’entrée. Ici, c’est Paris.
Le Vingtième, brasserie de porte, est donc le point d’ancrage des premiers flux piétons de ce côté-ci du périphérique. J’y arrive à neuf heures et je m’assois près de la première cliente que j’aperçois sur la terrasse, au plus près de la véranda : une mamie au vieil imperméable vert et aux cheveux jaunes. Sur sa table, un triptyque imparable, avec lequel il me serait en tout cas impossible de rivaliser à cette heure-ci : un kir, des cigarillos (des Niñas) et une grille de Rapido. Le Rapido, comme son nom l’indique, c’est « deux chances de gagner toutes les cinq minutes », et ma mamie se lève pour jouer tous les quarts d’heure environ. À côté de l’écran du Rapido où une barre d’avancement indique le temps restant avant le prochain tirage, un panneau proclame que deux jours avant, un joueur a gagné cent cinquante euros. Mamie aussi peut gagner cent cinquante euros. C’est toujours le même kir : quand il est fini, elle part, vers onze heures. Je ne sais pas à quelle heure elle s’est levée, mamie, peut-être à cinq heures, peut-être qu’elle a déjà bu toute une cafetière, des biscottes et des yaourts, comme mangent les mamies, avant de prendre sa place, sans doute quotidienne, au Vingtième. Peut-être qu’elle s’emmerde, toute seule chez elle, et qu’elle est mieux là, comme moi, à regarder le trafic en buvant son kir. Autour de nous, des Turcs, qui discutent et rigolent. Un Serbe qui lit un journal serbe (la page des sports : la Serbie vient d’en planter six aux Gallois, en match qualificatif pour la Coupe du monde). Des jeunes gens dynamiques en chemise blanche ou rose, à col à deux, voire trois boutons, et chaussures pointues. Deux jeunes (enfin, des mecs comme moi) qui viennent là fumer leur clope et boire leur café. Ils partent quand le blond dit au barbu : « Bon, on va prendre une douche ? »
Au Vingtième, on se fixe des rendez-vous : c’est pratique. Ainsi, un jeune homme blond, la trentaine, à la barbe courte, y rencontre une femme un peu plus âgée. Elle nourrit un pigeon qui passe à ce moment sous ma table, jetant à mes pieds des bouts de croissant que le pigeon engloutit. Elle est blonde, cheveux au carré, un peu enrobée, des lunettes et un pantalon rouges. Elle sourit au pigeon, qui ne lui répond pas. Il a l’œil jaune, la plume grise. Il manque deux doigts à sa patte droite. Le jeune homme blond, quand il arrive, parle très doucement, gentiment, comme s’il savait des choses qu’elle ne sait pas elle, et notamment qu’il est venu uniquement pour lui faire plaisir. Mais elle est contente de le voir. Il lui est arrivé quelque chose, récemment, quelque chose de diffi­cile à vivre, à moins que ce ne soit juste sa vie qui soit triste : « T’aurais pu prendre une grosse claque, lui dit le jeune homme. Tu es un peu sous médicaments ou pas du tout ? — Non rien du tout. — Ah, c’est bien, ça. — Oui. — Je pensais pas qu’il ferait si beau... — Oui, ils avaient annoncé de la pluie. » Elle est déprimée, et c’est pour ça qu’elle donnait son croissant au pigeon. Une fois, en Italie, à la terrasse d’un café, une amie a reçu un pigeon mort presque sur la tête, et depuis je ne les aime pas : je les prends pour des anges de la mort, des oiseaux de mauvais augure, et je ne les crois pas innocents quand ils nous regardent avec leurs yeux jaunes, et je crois qu’il ne faut pas les nourrir. Celui-là ne fait pas exception, il a bien compris qu’il pouvait profiter, et il profite. Il y a l’hypothèse que le jeune homme et la dame se seraient connus par un site de rencontre et que le jeune homme l’aurait un peu prise en pitié, mais je n’y crois pas beaucoup. Je n’en saurai pas plus : ils changent de table, parce qu’ils ont trop de soleil. Le pigeon les suit.
Momo, le patron, est là dès l’ouverture. Chemise parme légèrement ouverte et cheveux gris gominés, le nez fort, il ne parle pas beaucoup. Il est revenu de cinq semaines de vacances le matin même, et les habitués, au fur et à mesure de leur arrivée, le saluent tous d’un « Momo ! Ça fait plaisir » et « Momo ! Ça a été ? » auxquels il ne répond que par un sourire tranquille. Il se fait gentiment chambrer par les serveurs : il y a celui qu’on n’appelle que « le jeune homme », et deux autres ; ils ont des problèmes avec les impôts, mais ils les emmerdent, les impôts ; l’un voudrait peut-être déménager à Chenne­vières, mais il ne sait pas trop. « Alors Momo, c’est toi qui as fait la cuisine, c’est pour ça que c’est pas bon ? » Mimi, la cuisinière, rigole, et Momo sourit toujours. Momo, il a passé ses vacances en Kabylie ; et « Momo », c’est pour Mohammed.
C’est vers onze heures que le Vingtième devient ce qu’il est vraiment : la maison des turfistes. Ils sont l’âme du lieu. Majoritairement des hommes, certains sont accompagnés de leur femme (je ne parviens pas à évaluer leur rapport exact — Jeannie est clairement la femme de son mari, qui vient de « péter un cardan » rue de Belleville et qui en conçoit une certaine inquiétude ; en revanche, je n’arrive pas à comprendre les liens unissant Monique et Jojo). Les turfistes se reconnaissent entre eux parce qu’ils sont ici tous les jours ; il y a des Arabes, des Antillais, des Africains, mais les Blancs bedonnants de cinquante-cinq ans restent prépondérants. La semaine dernière, monsieur Ahmed a parié cent quarante-quatre euros en une fois. Attablé en terrasse, devant un demi, il est réprimandé par son ami qui trouve que ça commence à faire trop, surtout quand on perd. N’empêche : même si ça fait longtemps qu’il n’a pas gagné mille euros, monsieur Ahmed, c’est en pariant gros qu’on gagne vraiment. Monsieur Ahmed porte beau : fine moustache blanche, lunettes à monture dorée, pantalon crème, blazer, chemise rayée. Des bagues aux doigts et Le Parisien dans la poche arrière, pour les pages « courses ». Il rechigne à le prêter à ses compères qui lui demandent un « tuyau » et s’en tire par une blague mystérieuse — « Non c’est pas moi qui l’ai trouvé, le journal, c’est lui qui m’a trouvé ». Mouais : c’est que l’exemplaire du Parisien du café est trusté par les autres turfistes. Moi, j’en suis réduit à observer d’un œil la télé du coin (qui diffuse BFM sans le son) pour évaluer l’état du monde en ce 15 septembre 2012 : tout ce que je vois, c’est un chroniqueur qui parle du CAC 40. Monsieur Ahmed se plaint de la Tunisie, où il fait « trop chaud », parle en français ; ses voisins boivent des cafés en discutant dans un arabe portedebagnolétisé — c’est-à-dire avec du français à la fin : « [...] Avocat aller en justice ? — [...] Trois mille euros, quatre mille. — [...] Ah, je sais pas, je suis pas mécanicien moi. » Ils partent vers midi, monsieur Ahmed aussi (qui a salué à peu près tout le café), laissant la place aux turfistes blancs qui occupent maintenant tout l’es­pace. Quelques Africains viennent parier, mais ils ne restent pas.
Un groupe s’est attablé. L’un d’entre eux res­semble à Alain Delon — le vieil Alain Delon. Il y a aussi Jojo et Monique, qui n’aime pas trop le gras de la tête de veau (le plat du jour « servi en deux minutes » proclame une ardoise derrière le comptoir). Jojo non plus n’aime pas trop ça, mais il précise qu’il ne faut pas confondre le « brillant », qui n’est pas du gras, avec le gras lui-même — la « couenne », confirme Alain Delon. Jojo est clairement le leader gastronomique : il déplore aussi que la tarte au citron soit trop sucrée. La discussion, sur l’initiative de Jeannie qui les a rejoints, file sur les pâtisseries : on n’en trouve plus beaucoup de bonnes parce que les Arabes, qui savent faire le pain, sont nuls en gâteaux (« Pas de gélatine, pas de gélatine, mais oui mais on est en France ici »), et comme les Français sont feignants (« Il faut bien le dire »), l’état de la pâtisserie dans cette partie du XXe arrondissement est comparable à celle de la circulation sur la place de la Porte de Bagnolet : bloquée. « Il faut aller jusqu’à l’avenue Gambetta. »
Mais tout cela n’est qu’attente, et la tête de veau fait passer le temps : c’est presque là sa plus grande vertu. Le tiercé est à quinze heures. À quatorze heures cinquante, de nou­veaux turfistes entrent en scène, certains beau­coup plus jeunes. On se réunit sous l’écran plat qui diffusera à partir de ce moment exclusivement Equidia (« La Chaîne du Cheval ») jusqu’à la fermeture du café, vers vingt et une heures. La première course est en direct de Strasbourg ; ensuite, de l’hippodrome de Vincennes. C’est l’acmé du samedi : la fréquentation du Vingtième est à son apogée, ce qui ne fait somme toute pas grand-monde. Une petite troupe, au fond à gauche en entrant ; des regards magnétisés par l’écran. C’est le moment où la science personnelle du turfiste, bâtie sur l’expérience, l’instinct, Paris-Turf et le pif (« Non, non, tu vas voir, le 13 et le 8, ils y seront pas »), se confronte à la vie. La borne automatique du PMU est sous l’écran. Quand c’est parti, ça dure deux minutes, et jusqu’à la prochaine course, on se disperse, évidemment déçu, car la vie du turfiste est, fondamentalement, une suite de déceptions. Les courses durent tout l’après-midi, et le soir, en nocturne. La journée passe, les serveurs se relaient, toujours. Le gros turfiste habitué, un bon mètre quatre-vingt-cinq et cent kilos, le gilet multipoche grand ouvert sur son ventre, donne un coup de main quand les types de France Boissons font leur livraison. Il manque du mousseux. Dehors, le flux des autos ne faiblit jamais ; au Vingtième non plus, pas de pause.
Et puis le soir tombe et c’est la dernière course. En direct de Vichy (réunion 4, course 8), c’est le Prix du Développement sportif, un trot attelé. Une course d’amateurs : les drivers ne sont pas professionnels, « C’est là où ça gagne le plus », dit un serveur. Sur l’écran, on voit les attelages qui tournent en attendant le départ ; mais Pepone du Castelet, un cheval bai, devient dingue sous nos yeux et envoie le driver par terre. Et puis le cheval énervé commence à partir tout seul sur la piste de l’hippodrome de Vichy, il traîne toujours son sulky, la petite voiture, et il court au galop, il fait un tour entier, et puis deux ; les gens de l’hippodrome tentent bien de l’arrêter, de le calmer, quand ils peuvent ils courent à ses côtés en tentant de se saisir de la bride, mais Pepone est malin, il fait des voltes et se joue de ses poursuivants maladroits : l’un d’eux se casse la gueule (« Ah bah c’est vraiment des amateurs »), il manque de se faire rouler dessus par le petit chariot qui est maintenant complètement défoncé, déjanté. « Il faut attendre qu’il se fatigue, ils l’auront quand il sera complètement défraîchi. » C’est ce qui se passe : Pepone ralentit et se laisse arrêter. Il a réussi à retarder la course d’un bon quart d’heure ; on entend le public de Vichy applaudir quand, enfin, Pepone est maîtrisé. La course est partie, elle dure 2900 mètres.
Il est vingt heures trente, le Vingtième est en train de fermer ; Momo est parti et l’on range les chaises, on ferme la terrasse, on balaie les tickets de PMU qui jonchent le carrelage crème et ocre. On est tous au comptoir, même le Serbe de ce matin, sauf le gros turfiste, qui est toujours là, à sa place près du distributeur de la Française des Jeux. Il fait nuit, ici comme à Vichy ; la place de la Porte de Bagnolet est bouchée dans la nuit, les phares des voitures font trembler un peu les poteaux et réverbères et sémaphores qui la parsèment au hasard ; les pare-chocs ne se sont pas détachés. Demain c’est dimanche, il y a des courses à Longchamp, le Vingtième sera ouvert.

NOTES

[1] Astérix chez les Helvètes, René Goscinny et Albert Uderzo, Dargaud, 1970, prépublication dans Pilote entre juillet -et décembre 1970.

[2] Patton (États-Unis, 1970), film réalisé par Franklin J. Schaffner avec George C. Scott, scénario de Francis Ford Coppola et Edmund H. Norton.

[3] Jeannie, grosse femme blonde à la voix de fumeuse (voir plus bas) pense que le tramway améliorera la situation, « parce qu’ils ne pourront plus rester au milieu comme des cons, là »

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