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Incentives matter

Incentives matter

Incentives matter
Mis en ligne le mercredi 5 mars 2008 ; mis à jour le lundi 3 mars 2008.

Publié dans le numéro VI (octobre-novembre 2007)

Les sciences économiques scrutent les actions des individus « dans les affaires ordinaires de la vie », tentant de dénouer l’écheveau des causes. C’est en cherchant des « expériences naturelles », et, en observant leurs résultats, qu’ils décèlent bien souvent l’importance d’incitations externes.

On ne saurait sous-estimer l’influence déterminante de Paul Samuelson sur la science économique contemporaine. Au travers de deux ouvrages fondamentaux mais destinés à des publics très différents — Foundations of Economic Analysis (1947) et Economics (1948) — Samuelson a, d’une part, reformulé complètement l’état de l’art [1] et, d’autre part, mis à la portée des étudiants les principaux résultats de la discipline.

Depuis ce moment fondateur — et dans chacune des dix-huit éditions subséquentes d’Economics —, la science économique est « l’étude de la façon dont les sociétés utilisent des ressources rares pour produire des biens de valeur et les répartir entre individus ».

Mais cette définition classique qui fait de la science économique celle de l’allocation des ressources rares, a toujours coexisté avec une appréhension beaucoup plus ambitieuse et globale de l’objet de cette jeune discipline. Alfred Marshall (1842-1924) parlait déjà de l’économie comme de l’étude des gens « dans les affaires ordinaires de la vie ». Plus récemment et non sans susciter un certain nombre de réserves, les économistes ont investi les territoires académiques d’un grand nombre de disciplines appliquant leurs outils et leurs méthodes à des sujets aussi divers que les relations familiales [2], la délinquance [3] ou la fraude lors des compétitions de sumo [4].

Cette expansion n’a pas abouti à la dissolution de la spécificité de la discipline. Il subsiste toujours, au centre de l’analyse, un certain nombre de principes structurants qui constituent le cœur du mode de pensée des économistes. Au premier rang de ceux-ci on trouve une proposition simple mais controversée selon laquelle les individus, « dans les affaires ordinaires de la vie », se livrent à un calcul, une analyse coût-bénéfice, avant de s’engager dans telle ou telle activité ou de déterminer le niveau d’intensité de leur action (acheter telle quantité de bien à tel prix, consacrer du temps à la recherche d’un emploi, etc.). Le comportement des individus apparaît, dans cette perspective, moins réglé par la mise en œuvre de principes moraux, de valeurs ou de convictions que par la structure des incitations — monétaires ou non — auxquelles ils sont soumis. Incentives matter : Les incitations jouent un rôle.

Évidemment, et c’est une des difficultés de ce postulat, cette activité de calcul n’est pas directement observable [5]. L’économiste est contraint d’identifier les relations qui l’intéressent (des fonctions de demande par exemple), de façon indirecte en observant le comportement de son sujet. En particulier, il est dans l’incapacité d’observer directement la relation d’utilité sous-jacente au choix effectué. Pour pallier cet obstacle conceptuel, Samuelson — encore — a forgé un axiome souvent mal compris — et peut-être un peu obscur — dit des « préférences révélées ». Il s’agit d’un simple postulat de cohérence imposé aux choix des individus : si un panier de biens x est « révélé préféré » à un panier de biens y... eh bien il en découle que le panier de biens y ne peut être simultanément « révélé préféré » au panier x.

Ainsi abstraite de l’intense et complexe débat épistémologique qui agitait les économistes au tournant des XIXe et XXe siècles, la percée conceptuelle apparaît modeste. Elle est pourtant décisive pour la formulation de la théorie moderne du choix du consommateur. Il en résulte, pour ce qui nous intéresse, que les relations de demande peuvent être directement observées : le consommateur révèle ses préférences à travers les choix qu’il effectue. Les choix effectifs des individus nous en disent plus sur leurs préférences que leurs discours. Pour le dire de façon triviale : Talk is cheap (Les paroles ont peu de valeur).

En principe... Car, en pratique, les choix des individus sont influencés par toutes sortes d’aléas et de facteurs exogènes qui compliquent singulièrement l’identification de relation simples et causales entre différentes variables. En particulier, comme le dit le vieil adage de l’économètre : « Correlation is not causation (une corrélation n’est pas un lien de cause à effet). » Si je mesure — et quantifie — une augmentation parallèle des violences faites aux femmes et de la température atmosphérique, dois-je conclure que le soleil rend les hommes violents ou supputer que l’élévation de la température induit une augmentation de la consommation d’alcool — sous forme de bière notamment — qui, elle, accroît le risque de comportements violents ? Compte tenu de la difficulté — longtemps consubstantielle aux sciences sociales — de recourir à l’expérimentation contrôlée, en laboratoire, pour déchiffrer l’écheveau complexe des causes, les économètres se sont employés à scruter l’histoire et les institutions à la recherche d’expériences naturelles [6].

On appelle expérience naturelle les circonstances créées, de façon non intentionnelle, par un événement (l’entrée en vigueur d’une réforme, par exemple), de nature à reproduire les conditions d’une expérience de laboratoire, en soumettant deux populations par ailleurs comparables à des traitements différents. L’analyse des réponses des deux groupes permet alors d’identifier et de mesurer les effets du traitement.

Ainsi Thomas Piketty a-t-il pu analyser l’élasticité de l’offre de travail des femmes en tirant profit de l’extension, en 1994, du bénéfice de l’allocation parentale d’éducation, aux femmes ayant deux enfants. Pour ce faire, il a comparé les évolutions des taux d’emploi de ces dernières et des mères ayant un enfant (situation n’ouvrant pas droit à la prestation) ou trois enfants (situation ouvrant déjà droit à la prestation, depuis 1985) — non affectées par la réforme. Il conclut que la possibilité offerte aux mères d’interrompre leur activité et de percevoir un revenu de remplacement (environ 500 € par mois) a abouti à d’importants retraits du marché du travail (environ 200.000 femmes par an), révélant ainsi une importante élasticité de l’offre de travail.

De plus en plus fréquemment, les économistes sont en mesure de pousser plus loin la frontière méthodologique et recourent à des expériences contrôlées et non plus naturelles. On analyse alors deux groupes d’individus soumis, à dessein, à des traitements différents. On s’assure de la comparabilité des deux groupes, en règle générale, en y assignant les individus de manière aléatoire. Les illustrations abondent désormais dans la littérature [7]. Ainsi, au Canada, dans les provinces de Colombie britannique et du Nouveau-Brunswick, les autorités ont-elles permis que 6.000 individus au chômage (des mères et pères de familles monoparentales), bénéficiaires de minima sociaux, soient sélectionnées par tirage au sort pour participer à un projet dit d’autosuffisance. Les heureux élus ont été répartis — là encore de manière aléatoire — en deux groupes de taille équivalente. On a offert aux premiers la possibilité de bénéficier d’un complément important de revenus, versé pendant trois ans, sous réserve de trouver, dans un délai de douze mois à compter du début de l’expérimentation, un emploi à temps plein. On n’a évidemment rien proposé aux seconds, membres du groupe de contrôle. Et on a regardé [8]. Il est apparu que le taux d’emploi des membres du groupe programme avait progressé beaucoup plus rapidement que celui du groupe témoin : la différence est maximale au bout de douze mois et atteint quinze points. Les bénéficiaires ont fortement réagi à la modification de la structure des incitations à la reprise d’emploi.
Incentives matter.

NOTES

[1] Il s’agit notamment d’une reformulation systématique en langage mathématique. Foundations of Economic Analysis s’ouvre de façon significative sur une citation, en exergue, du physicien Willard Gidds : « Mathematics is a language. »

[2] Becker, Gary S., A Treatise on the Family, souvent présenté comme le point de départ de l’offensive...

[3] Levitt, Steven D., Venkatesh, Sudhir Alladi, An Economic Analysis of a Drugselling Gang’s Finances, 2000.

[4] Dugan, Mark, Levit, Steven D., Winning Isn’t Everything : Corruption in Sumo Wrestling, 2002.

[5] Quoique... depuis une dizaine d’années, les progrès de l’imagerie médicale ont permis le développement d’une branche nouvelle de l’économie comportementale, au carrefour entre l’économie et les neurosciences, parfois appelée neuronomics. Cela consiste, en substance, à demander à des cobayes de se livrer à des activités économiques impliquant des calculs simples tout en mesurant et observant les formes, la nature et l’intensité de leur activité cérébrale.

[6] Oui, c’est un oxymore.

[7] Historiquement, ces méthodes ont d’abord fait souche dans l’économie du (et les pays en voie de) développement, avant d’être étendues à d’autre domaine (notamment la microéconomie du travail).

[8] Michalopoulos et alli, Rendre le travail payant : rapport final du projet d’autosuffisance à l’attention des prestataires de l’aide sociale de longue date, 2002.

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