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La tendresse, c’est pas interdit

La tendresse, c’est pas interdit

La tendresse, c'est pas interdit
Mis en ligne le vendredi 18 mars 2011.

Publié dans le numéro 002 (Février 2011)

Entretien avec André Zeïtoun, entraîneur de l’équipe de boxe thaï Team Zeïtoun (propos recueillis par Clément Charbonnier et Sylvain Prudhomme).

 

On vient de voir Peau de boxeur, le film consacré à ton travail avec Jean-Charles Skarbowsky, que tu as conduit au titre de champion d’Europe. Ça parle peu de combat, encore moins de qui perd, qui gagne à la fin. On en oublie presque que c’est de la boxe...

 

À la première projection, à Toulouse, il y avait beaucoup de gens qui ne connaissaient pas grand-chose à la boxe. Et là il y a une femme qui me pose une question : « En somme, c’est un documentaire sur une histoire d’amour entre deux personnes.  » Je suis resté scotché : « Ben oui, en fait, vous avez tout à fait résumé le film. » Il y a des profs qui peuvent former des boxeurs sans avoir aucune affinité avec eux. Ça reste très professionnel, c’est comme s’ils étaient au boulot, tu fais ci, tu fais ça, hop là, toc toc, t’as bien boxé, voilà. Moi, si j’ai pas un rapport affectif, ça ne marche pas, je peux pas. Je l’ai fait une fois pour rendre service à un pote. J’avais deux gars qui boxaient à Pau, lui aussi avait un gars qui boxait mais il pouvait pas y aller. Je ne le connaissais pas, ce gars. On commence, je l’entraîne et là je tombe sur un type hyper froid, distant... Pas merci ni rien, et en plus il m’écoutait même pas ! Je me suis dit : qu’il aille se faire enculer. S’il n’y a pas de rapport affectif, c’est pas la peine. Y’en a qui fonctionnent bien comme ça. Regarde Domenech, il a quand même réussi à amener la France en finale. Mais avec moi ça peut pas fonctionner comme ça, ça doit être familial, on rigole, on déconne, on se charrie. Ça empêche pas qu’on bosse : on bosse grave. Tu peux travailler durement, demander énormément d’efforts physiques et mentaux, et en même temps ajouter du plaisir, de la douceur. La tendresse, l’humour, c’est pas interdit...

 

On te voit souvent embrasser Skarbowsky, le masser, le prendre dans tes bras.

Comme tu peux pas être à la place du boxeur, t’essayes d’être au maximum avec lui. À un moment tu es bien obligé de le lâcher parce qu’il est sur le ring, mais dès qu’il a fini, tu le reprends. Tous les jours avant le combat, je suis en tension. Je suis stressé, mais le jour du combat il faut que je reste hyper concentré, que je dise des conneries. Il faut que je voie tout. Un exemple concret, le combat de Jeannot [Skarbowsky] contre Mankong. Premier round, il se fait ruiner, à tous les niveaux, corps à corps et tout. Qu’est-ce que je vais lui dire ? J’essaie de mettre tout mon stress de côté, de rester calme... Il revient dans le coin, et là tac tac, je le ramène au milieu comme ça, je me mets au milieu du ring avec lui et je lui fais comme ça avec les mains, jusqu’à la dernière seconde, parce que je sais qu’il fonctionne comme ça. Je lui dis : « Qu’est-ce tu me fais là, c’est quoi cette merde là ? T’es un artiste, ho ! Prends ton temps, t’as une minute trente, c’est long une minute trente, tranquille.  » Je suis super calme, alors qu’en vérité ça bout à l’intérieur. Ça sert à rien de dire des choses quand il arrive, il faut les dire au moment où il va repartir, c’est là qu’il les imprime. Après il a déchiré, c’était un combat de ouf même s’il a perdu aux points.

 

Tu lui disais : « T’es un artiste » par rapport à quoi ?

Par rapport à lui, dans ce combat. Il rentrait dans un univers de boxe qui n’était pas le sien, un univers où il était mauvais. C’était brouillon, il cherchait la bagarre alors que c’est un artiste, il se déplace, il enchaîne, il est magnifique à voir. Il fallait qu’il redevienne lui-même, qu’il aille pas chercher autre chose. Quand tu montes sur le ring, il faut que tu fasses ce que tu sais faire, sinon c’est pas ta boxe.

 «La tendresse...»

Les très bons sont toujours beaux à voir ?

T’as des gens qui sont efficaces mais qui ne sont pas artistes. Ceux qui sont artistes, ils sont magnifiques à voir. Johann Fauveau, par exemple, il faisait se déplacer des foules. Il a un cœur énorme, il est dur au mal, et en plus il est artiste. Tout le monde le sait : il boxe, il va se passer un truc. Il va y avoir une montée, une descente, il va se réveiller, ça va être une mitraillette. Chaque boxeur a besoin d’être rassuré, de se sentir en sécurité. Sécurité, ça veut dire que t’es là : tu le touches, tu lui parles, tu dédramatises. Par exemple le combat de Christophe, en finale des championnats de France classe B : c’était hyper tendu, et quand c’est hyper tendu c’est mauvais. Pour dédramatiser, à la troisième reprise je lui dis : « Au fait Christophe tu sais, t’as pas le droit de lui foutre les doigts dans les yeux.  » Il commence à se marrer. Fouf, ça t’enlève vingt kilos d’un coup, tu respires. Il a bien boxé, c’était un combat extraordinaire. Une autre fois, avec un autre boxeur, je vois qu’il devient tout blanc, il me dit : « J’ai peur  » et je vois qu’il a vraiment peur. La parole ça marchait plus, alors je lui ai fait un gros câlin. Pour les réconforter je tente des trucs, parfois je vois que ça marche pas, je passe à autre chose. Parce que chaque seconde est précieuse.

 

Johann Fauveau aussi avait besoin d’être rassuré ?

Johann il a toujours eu peur, pour plein de trucs : peur de pas assurer, peur de pas être à la hauteur, peur d’avoir mal, peur de décevoir, peur de briser ses rêves. En fait c’est une peur multipliée et générale. C’est lourd à porter seul. Donc moi je suis là, je le charrie. Une fois, dans les vestiaires avant le match, je lui dis hyper sérieusement : « Imagine : tu meurs.  » Et là on rigole grave et ça dure, ça dure. Ça fait du bien. Mais toujours quelques minutes avant de partir, dès que je sais que ça va être à nous, là je recadre, concentration. Je suis sérieux.

 

Ça t’arrive de changer des choses dans ta façon d’entraîner ?

Très souvent. Parfois même pendant l’entraînement, d’un coup je peux changer radicalement un truc. Ou je suis chez moi, je regarde un film de merde qui n’attire pas mon attention, et je me mets à penser à la salle. Je me dis : « Ah oui, je devrais faire plus ceci, je suis pas assez comme ça, je devrais être plus présent sur tel truc.  » J’essaie de m’améliorer, de progresser. Parce que les élèves eux aussi progressent. Par contre quand Manu vient me voir pour me dire : « Là tu sais, tu pourrais changer tel truc  »... Alors qu’il a un an de boxe ! Moi je suis sans pitié avec ces trucs-là, je suis franc. Je lui dis : « Manu, pour toi je changerai jamais rien.  » Dans la boxe faut être franc, sur plein de trucs. Quand t’es mauvais, t’es mauvais. Quand c’est mauvais, quand c’est un sale coup de pied, un sale coup de poing, il faut pas dire : « Ah ouais, pas mal.  » Non ! C’est mauvais. Par contre quand c’est bien, il faut le dire : « Voilà. Voilà : ça, c’est bien.  »

 

La dernière fois il y avait un élève très gros, qui n’avait pas boxé depuis longtemps. Tu le ménageais, tu lui disais : « Arrête-toi, fais gaffe... »

Je fais très attention à l’idée que les gens se font de la boxe en arrivant. Très souvent, ils se disent : tu vas prendre des coups, et puis après t’en donneras. Non ! Pour moi, la boxe, c’est plus quelque chose de musical. Musical, ça veut dire quoi ? On te donne une guitare, tu feras pas tout de suite du Jimmy Hendrix ni du Bach. T’es obligé d’apprendre à jouer. Eh ben c’est pareil, t’es obligé d’apprendre à boxer. Tu vas pas prendre des coups, tu vas apprendre à boxer. La boxe c’est un art, tu dois devenir un artiste.

 

C’est propre à la boxe thaï ?

Non, bien sûr qu’il y a ça aussi dans les autres boxes. Dès qu’y a affrontement avec quelqu’un, il y a échange. Même s’il n’y a pas communication verbale, il y a communication physique, gestuelle. Il y a des règles à respecter, des codes physiques, corporels - par exemple tu ne voles pas, tu peux pas rester en apesanteur. Une personne qui arrive et qui n’a jamais vu de boxe doit pouvoir dire : c’est beau. Le grand boxeur, pour moi, c’est comme le grand guitariste, le grand peintre : c’est un artiste. Dans son domaine, c’est un expert. Des fois il y a des gars dans la salle qui rigolent parce qu’il y en a un qui est dégueulasse, il est tout pourri à la boxe. Non, je leur dis ! Ce type-là moi je l’ai vu en récital de piano, eh ben c’est une tuerie. Et c’est ça pour tout le monde : tu peux être une merde à la boxe mais magnifique ailleurs, tu peux être un boxeur fantastique et puis taper tes gosses et ta femme quand tu rentres à la maison.... Après, tu peux être exceptionnel sur le ring et puis aussi exceptionnel dans la vie. Ça s’appelle les grands champions. Jo Prestia : il fait du cinéma, il a une femme, il a des gosses, c’est un mec adorable, d’une modestie extraordinaire, c’était un guerrier sur le ring. Il a fait des combats monstrueux, il a monté un resto, il a monté une boîte, il fait de la pub... Et à côté de ça c’est un mec, pfff... il est jamais au-dessus de toi. Ou Toshio Fujiwara. Ça, c’est des êtres extraordinaires.

 

Fujiwara a quel âge aujourd’hui ?

Il a soixante, attends... il a soixante-cinq ans. Chaque année depuis 1993 je l’appelle tous les 3 mars pour son anniversaire. Et chaque fois il me répond : « Oh André. Oh André, thank you so much. » Fujiwara, c’est ma référence. Pas qu’au niveau de la boxe. Comment il parle de la boxe, comment il parle du combat. Ensuite tu le vois avec sa femme, il est tout miel, tendre. Le gars il s’est réalisé. Dans l’espace il maîtrise tout : avec sa femme hop, sur le ring hop, à la salle hop, avec les gens hop, avec moi hop. Il sait. En plus c’est un gentleman, avec un humour et un charisme extraordinaires. Le gars il a cent K.O., je sais pas si t’imagines ! Il a mis soixante-neuf Thaïlandais K.O. ! Et pas des pommes de terre ! Il a une manière de parler de la boxe, il m’a appris plein de trucs : le placement sur un ring, le placement par rapport à ton adversaire, le placement par rapport aux spectateurs... En parlant du combat, il disait : « Au moment où je monte sur le ring, je suis prêt à mourir pour gagner. Est-ce que le mec en face il est prêt à mourir pour gagner ? Non : la différence elle est là.  » Attends, ça fait peur de rencontrer un mec comme ça ! Moi j’ai des enfants, j’ai une femme, j’ai des rendez-vous... Il y a lui, il y a Samart Payakaroon : pour moi c’est une merveille, ce mec-là, c’est vraiment le style parfait. Il a le coup d’œil, la classe, il est en harmonie avec son corps, avec ses gestes, en plus il est beau gosse, il se déplace bien, il fait rien au hasard. Tout est calculé mais pas genre calculatrice, tu sais... Pour moi y a pas eu mieux que Samart, j’ai pas vu mieux, ni avant ni après. Il m’a filé son DVD, c’est un match de 1982, j’ai halluciné. À la troisième reprise il fait un truc je te jure... L’autre met une grosse droite, et je sais pas comment il fait, lui il passe en dessous, il se retrouve là, il a anticipé avec très peu de distance, un truc de ouf. Je sais pas comment dire, c’est la même trempe que les Platini, Zidane, Maradona, Pelé. C’est des mecs, ils se sont accomplis.

 

La boxe aide à ça ?

Pas forcément. Y a des gars ils se réalisent dans la guitare, dans le piano, dans les affaires. T’as des mecs dans les affaires tout leur sourit, ils sont exceptionnels. Parce qu’ils se sont trouvés. T’as plein de gens qui disent : Je fais le point, je me cherche. Eux, y a longtemps qu’ils se sont trouvés.

 

Avant le début de cet entretien tu parlais aussi d’Usain Bolt.

Usain Bolt, les All Blacks en rugby, Marvin Hagler ou Sugar Ray Robinson en boxe ...

 

Chaque fois, ce qui est frappant, c’est la facilité.

Ouais mais attention, ces mecs-là c’est des bosseurs exceptionnels. Fujiwara, il courait soixante-dix bornes par semaine, il campait à la dure... À l’arrivée c’est facile, mais le gars il bosse encore grave. Le bassiste Jaco Pastorius disait : 1% de talent, 99% de travail.

 

Le 1% de talent est quand même essentiel...

C’est la différence entre un bon boxeur et un très bon boxeur. Le bon boxeur sera toujours bon boxeur, mais il n’a pas la capacité physique et mentale de continuer à évoluer. Tu pourras lui dire, vas-y, fais ci, fais ça, il va essayer, mais non, il n’y arrivera pas. Et pourtant c’est un bon boxeur, il gagne, il perd, une fois il va faire un match exceptionnel, la fois d’après ça va être à l’arrache. Le très bon boxeur, il sait s’adapter, il continue à évoluer. Et puis après, encore au-dessus, t’as le champion. Pas le champion qui est champion et puis après on n’en entend plus parler. Le champion qui reste. T’as des guitaristes de fou, grin, grin, waouh. Et puis t’en as un qui va arriver, il va jouer trois notes et t’auras la chair de poule. Le gars il est en osmose complète avec son instrument, il fait corps avec lui. J’explique toujours qu’on n’est pas des robots, on est des êtres humains. Y a des trucs dans la boxe que tu peux pas expliquer, c’est des trucs que tu dois ressentir. Et pour ça il faut que tu ouvres ton cœur et ton esprit. Faut t’ouvrir, faut essayer de capter des trucs, et si tu t’ouvres, les choses elles viennent à toi. C’est une espèce de rencontre. Mais va expliquer ça à des boxeurs... « Ouoh vas-y qu’est-ce tu me racontes, j’comprends rien là !  » Tu peux pas expliquer ça à tout le monde. Laisse venir, ouvre-toi, accepte les belles choses, prends les choses avec toi, ne tourne pas le dos à des choses qui vont t’aider, jamais.

 

C’est ça aussi, se réaliser.

Et c’est super dur. C’est pour ça qu’il faut toujours garder les pieds sur terre. La boxe, c’est impitoyable. Un coup, tu tombes, ça peut te niquer toute ta carrière, ça peut même te niquer ta vie. Toujours les pieds sur terre. Prendre du recul, dédramatiser, mettre beaucoup d’humour dans tout ça. Moi des fois je charrie : « Tu te rappelles le moment où t’as pris une grosse patate dans ta gueule ? » Ça dédramatise, et en même temps ça remet les choses au clair. Parce que la boxe, c’est trop dur. Toutes les boxes, kick, thaï, les sports de ring, c’est impitoyable. Un truc de bâtard. Moi j’adore. Parce que c’est une très belle école de la vie. À la boxe, si tu t’entraînes pas, t’as rien. Rien ! Si tu bosses pas, techniquement tu seras nul, et physiquement tu seras archi nul. T’es obligé de donner de toi. Si t’arrives et que tu t’assois, que tu fais rien, en échange t’auras rien. Si tu donnes de toi, t’as des trucs : le sentiment d’avoir travaillé, d’avoir transpiré, d’avoir appris quelque chose, d’avoir donné de toi-même. Des fois y en a qui sortent de la salle avec une bonne satisfaction, ah tiens j’ai bien bossé ce soir. C’est quoi ça ? C’est la vie.

 

Voir ses limites, ce que tu sais faire, ce que tu sais pas faire ?

Qu’on te dise la vérité. Ça fait du bien. La vie c’est un échange. Si tu proposes rien, t’as rien. La boxe c’est pareil. C’est un deal à l’amiable. Un deal honnête, entre êtres humains. On te propose un truc, tu proposes un truc en échange. Y a des règles. Tu ne peux pas arrêter. T’es sur le ring. Au moment où tu dis : « J’arrête », l’arbitre te dit : « T’as perdu.  » Il lève le bras de l’autre et c’est fini. Le ring c’est fou, c’est un microcosme de la vie de tous les jours. En quelques minutes, t’as un résumé de ta vie. En face t’as un adversaire, c’est même pas un adversaire, c’est un miroir, un reflet de ce que tu es vraiment à ce moment-là : il te donne les armes, il t’offre des choses, des coups, pour te montrer où t’en es dans ta vie. Physiquement. Moralement. C’est ça : le mec en face c’est un miroir. C’est génial, parce que c’est le moment de vérité. T’es nu, tu montes, t’as même pas de short, t’as les couilles à l’air. Devant tout le monde. Tu te rends compte, tu te donnes en spectacle et tu vas te battre ? Et tu vas pas que te battre : le mec en face aussi il va se battre. Y a pas de tricherie. La triche tout le monde la voit, même quand tu connais pas la boxe, ça se voit tout de suite. Le ring, ça te donne la possibilité, t’es pas obligé hein, mais ça te donne la possibilité de... te présenter. « Bonjour c’est moi, voilà, je sais faire ci, je sais faire ça, je suis bien préparé, je me suis rasé. » Le ring voilà, c’est un mec qui se présente à la vie. C’est une introduction de toi. Et puis le mec en face de toi, une fois que tu t’es présenté, il te montre ce que tu vaux, au niveau du courage, de la détermination, de la combativité, de la discipline, ce que tu vaux aussi au niveau du respect d’autrui. C’est-à-dire qu’en l’espace de quelques minutes, tu peux, éventuellement, déceler la personnalité d’un être humain. Donc voilà : moi, le ring, j’aime bien.

 

 

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