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Google et les demoiselles

Google et les demoiselles

Google et les demoiselles
Mis en ligne le jeudi 11 mars 2010 ; mis à jour le mardi 9 mars 2010.

Publié dans le numéro 01 (13-26 février 2010)

Un navigateur est un logiciel conçu pour consulter le world wide web (www), ce que le langage courant traduira par « chercher des trucs sur internet ». Le premier terme utilisé était browser, de l’anglais to browse, « feuilleter un livre », mais Netscape Navigator arriva, qui imposa le navigateur, là où le Québec avait son fureteur, et où l’Académie française recommandait butineur, arpenteur, et... brouteur. Las ! Le marin l’a emporté sur le ruminant, et c’est ainsi que le navigateur, tout incorrect qu’il soit, est entré dans le langage. Mais comme Le Tigre adore les vieux académiciens, permets, oh lecteur ! que, le temps d’un article, nous appelions Google Chrome : le brouteur.

PubGoogle Chrome 

En termes de rumination, je commencerai par la base. Donc : lorsque l’on fait une recherche internet, taper dans un brouteur Roland Barthes n’est pas la même chose que taper « Roland Barthes », puisque dans le premier cas le brouteur cherche tous les Roland et tous les Barthes, alors que dans le second, le brouteur ne cherche que les dénommés Roland Barthes. Hé oui, c’est important. Hélas, les publicitaires payés par Google ne sont pas au courant de cette distinction basique. Voyez plutôt : lorsque je tape « recette tarte tatin » sur mon brouteur Google, j’ai cette réponse : Résultats 1 à 10 sur un total d’environ 10 800 pour « recette tarte tatin ». Tu peux faire l’essai toi-même sur ton propre ordinateur, lecteur méfiant ! Et constater que nous nous trouvons face à une publicité mensongère, Google se vantant de ses 886 000 résultats, là où il y en a 82 fois moins — presque 100 fois moins, dirait un publicitaire. Si on enlève les guillemets, on arrive bien à 840 000 résultats (46 000 se sont perdus dans la nature en moins d’un mois) concernant la recette, la tarte, et la tatin. Non seulement la recherche « recette tarte tatin » exclut donc tous les sites qui parlent encore français et non petit nègre (une recherche plus correcte eût été « recette de la tarte tatin » : 68 100 résultats), mais elle manque en outre de pertinence : « tarte tatin » recette aurait permis à l’ordinateur de chercher « tarte tatin » lorsqu’elle est associée à la notion de recette. Si on veut pinailler, on notera également le manque de cohérence entre la façon d’écrire « 1 famille », « 1 labrador », et pourtant « une tarte tatin » — au secours, un vrai mot ! — et entre les différents guillemets typographiques utilisés.

Mais venons-en au fait : le slogan, Google Chrome, un navigateur rapide, conçu pour tous [1]. La rapidité, donc. 41 minutes pour comparer les recettes, et à présent : 7 emails pour débattre [2]. Sept ! Sept interlocuteurs différents ? Probabilité que l’interlocuteur soit devant son ordinateur, prêt à répondre, à l’heure où une famille de cinq personnes est réunie, i.e. tard, le soir ? Minime. Mais admettons. On imagine les mails, de la teneur : « Tu penses que j’la cuis au four ? — Ben regarde sur wikipédia, andouille. — Tu tapes cuire, tatin. — Justement j’y suis, sur internet, mais je voulais ton avis à toi. » Ce genre de dialogues somptueux qui font la grâce de la communication à l’orée du XXIe siècle. Étant donné le temps passé à envoyer et recevoir un mail (sinon, ça s’appelle tchater... ou, comment dire ? téléphoner, ou comment dire ? parler), on admettra que l’envoi de ces sept mails prend au bas mot vingt minutes. Nous voilà donc à plus d’une heure de passée, il est vingt heures, les enfants ont faim, et on n’est guère plus avancés.

Premier lien : Tarte Tatin, Recette Tarte Tatin (Tartes) Recette illustrée avec photos (ce n’est donc pas la peine d’aller voir les 136 000 photos, ensuite). Deuxième lien www.marmiton.org, sciant la branche du world wide web sur lequel il est assis, s’exclame : « Comment choisir parmi des dizaines, des centaines de recettes ? Nous avons fait un premier tri pour vous, en faisant ressortir la ou les quelques recette(s) classique(s) de tarte Tatin, ainsi que les variantes les plus appréciées de tous. » Troisième occurrence : sur dailymotion, la vidéo d’un homme donnant la recette de la tarte, du rock à fond la caisse en musique de fond. Commentaire en bas de page : « J’ai fait une tarte tatin en faisant le carmel de cette manière. Tous les invités étaient très contents. Dommage que le son de la vidéo n’est pas clair, la musique et trop forte, c’est difficile d’entendre la recette. » Sur You Tube (société qui appartient à Google), je cherche « recette de la tarte Tatin » : Résultats 1 à 5 sur environ 5. Passons sur ce bel « environ 5 ». Nous voilà donc devant des liens extrêmement utiles, comme : « In de keuken van Paul Bocuse in zijn restaurant in Collonges au Mont d’Or laat chef kok Christophe Muller zien hoe men daar een eenpersoons Tarte... », parmi quelques recettes en live que l’on serait bien en peine de regarder à la queue-leu-leu pendant des heures.

Aparté. « Et les hommes préhistoriques, maman, ils faisaient comment, pour savoir la recette de la tarte Tatin ? — On dit la recette tarte Tatin, parle correctement s’il te plaît. — Ouais mais donc, maman, c’était comment pour les hommes préhistoriques, quand ils savaient pas la recette tarte Tatin ? — Oh, c’était horrible, vraiment. Les familles avaient un truc, ça s’appelait un gros livre, comme un ebook mais pas pareil, avec plein de pages. — Un gros ebook rien qu’avec la recette de la tarte Tatin ? — Oh non, pire que ça... y’avait toutes les recettes dans les gros livres, et le livre montrait pas de vidéos, rien, juste des mots. On le lisait en dix secondes, et c’était fini, tout était prêt, ensuite, on s’emmerdait. »

Chère 1 famille, cher 1 labrador, instruisez-vous donc en 1 paragraphe, 221 mots et 8 minutes de lecture : la tarte Tatin est une tarte aux pommes renversée dans laquelle les pommes sont caramélisées au sucre et au beurre avant la cuisson de la tarte. Les snobs ne l’appellent que « tarte des demoiselles Tatin », et pour cause : elle fut inventée par les sœurs Stéphanie et Caroline Tatin, qui dirigèrent l’hôtel Tatin, à Lamotte-Beuvron, en Sologne, entre 1860 et 1906. La tarte Tatin fut rendue célèbre par le critique Maurice-Edmond Sailland, dit Curnonsky, « le prince des gastronomes ». C’est lui qui aurait inventé l’histoire de la maladresse des sœurs Tatin pour amuser les journalistes. À Paris, c’est dans le restaurant Maxim’s qu’elle fut servie pour la première fois. « Louis Vaudable, propriétaire de Maxim’s au début du XXe siècle l’aurait découverte lors d’un dîner de chasse dans l’auberge des sœurs Tatin. La trouvant si moelleuse et si suave, il en demanda aussitôt la recette. Quelle audace, cher Monsieur, celle-ci lui fut refusée. Il envoya alors à Lamotte-Beuvron, chez les sœurs Tatin, un de ses pâtissiers qui se fit passer pour un jardinier cherchant de l’embauche… C’est ainsi qu’il découvrit le secret et le rapporta à Paris. » [3]

Une confrérie gourmande, créée en 1979, défend depuis la chère tarte : les « Lichonneux de la tarte Tatin » — le lichonneux étant celui qui liche, « qui aime ». Cette association « veille à défendre l’intégrité de la recette, car il existe de nombreuses contrefaçons. Des sans-gêne l’accommodent à leur sauce, la font aux pruneaux, prunes, aux poires... Pourquoi pas aux kiwis ? » Demandant naïvement par mail aux lichonneux : « Pourquoi ne pas la servir avec de la glace ou de la crème ? », j’obtins cette réponse laconique : « Tout simplement parce que la tarte Tatin se suffit à elle-même et cela dénaturerait la tarte et aussi que les demoiselles Tatin la servaient nature, respectons la recette originale. » Voilà le seul point sur lequel le labrador de Google Chrome avait raison : c’est à lui et à lui seul qu’étaient destinés ces deux litres de glace. Bon appétit, lichonneux labrador !

 

NOTES

[1] Le navigateur est le logiciel permettant d’avoir accès à internet. Le moteur de recherche fait quant à lui des recherches parmi les pages internet : Google est le plus
connu, mais il y en existe d’autres (Bing, par exemple). Google, devenu lemoteur de recherche le plus puissant, cherche à présent à imposer son propre navigateur, Chrome, face à Firefox (Mozilla), Safari (Apple), Internet Explorer (Microsoft), et Opera (Opera
Software). L’enjeu est, à terme, de contrôler le marché des téléphones portables et, de façon plus générale, le trafic sur internet.

[2] On notera qu’il est pourtant plus pratique d’envoyer des mails avec un logiciel dédié qu’avec un navigateur.

[3] Confrérie des Lichonneux de la tarte Tatin, Guy Dumontet, Grand Escriturier (secrétaire), 85 rue du Courtasaule, 45760 Marigny-les-Usages.

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