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Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 11-12 (Juillet-août 2010)
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Épisode 4.
Alors que les applaudissements se poursuivent, je me faufile jusqu’à la sortie de la salle pour passer dans l’arrière-scène. J’ai retourné quarante fois dans ma tête les façons de passer les trois cerbères à une tête que j’imagine gardant la porte des artistes. Je bafouille un inaudible « j’ai rendez-vous avec François-René Duchâble », prête à décliner mon identité, sortir mes papiers, que sais-je encore ! mais ma phrase passe comme une lettre recommandée à la poste centrale. Je débouche sur une grosse pièce. Au milieu, une table avec des cafés, deux filles, sans doute du staff, attablées, en pleine discussion. Elles ne prêtent pas attention à moi. Comme je me dirige au hasard vers le fond de la salle d’un air gauche pour voir par où aller, un gros monsieur en costume déboule d’un pas vif, escorté d’une quinquagénaire, cheveux décolorés, teint cramoisi, mini-robe transparente sur laquelle on peut lire Gazette by John Galliano, escarpins fluo, cellulite ravalée qui donne à ses cuisses le caractère arqué du plus chevronné des cowboys. Bref. Comme l’homme traverse au pas de course la grande pièce, il m’aperçoit soudain et hurle littéralement : Attendez là ! Comme je me recule de quelques pas, il aboie encore : là !!! j’ai dit là ! désignant une invisible frontière. Abasourdie, je tente un sourire narquois, bien sûr oui je veux bien attendre, pas d’problème, mais sont-ce des façons de parler aux gens... Cependant, les battants de la porte s’ouvrent et se ferment derrière moi : de toute évidence, il existe bien d’autres sésames. Une douzaine de personnes traverse la salle, certain du pas tranquille des habitués, d’autres du pas prudent des badauds. Le gros monsieur tente un barrage, mais quelqu’un lui dit : c’est bon, c’est bon ! alors il repart du même air pressé, non sans avoir lancé à la cantonade un mielleux Aaah, ben si Philippe a dit de passer, aloooors...
Nous y voilà. Une vingtaine de personnes dans un petit couloir tout blanc. Une table le long du mur, sur laquelle trône un gros cake prédécoupé que je lorgne, projetant d’en prendre une tranche d’un air dégagé, mais voilà : je n’ai pas du tout l’air dégagé. Costumes, froufrous, bavardages, rires bruyants. Je n’ai même plus le courage de noter les conversations, à part le maigre : T’as vu ? Sans partoche ! Je regarde bêtement, au mur, SCENE JARDIN, et le sempiternel plan d’évacuation. Assez régulièrement, quelqu’un esquisse le geste d’ouvrir la porte blanche de la loge ; aussitôt quelqu’un d’autre dit de patienter, qu’il ne faut pas encore, que le pianiste se change, etc. Un jeune photographe, air de novice chargé d’un téléobjectif plus gros que son salaire, se fait rabrouer pour son insistance. Un homme passe en poussant un gros contenant métallique sur un caddie. L’un des notables rigole : C’est la recette ? Je suis bien content ! - le patron du théâtre ?
Enfin, la porte s’entr’ouvre. Les notables entrent. La porte se referme. Se rouvre. Etc. Etc. Les connaissances. Les badauds. J’en vois trois ou quatre qui tiennent comme un trésor feuillu qui le programme, qui le livret d’un CD arborant la photo de François-René Duchâble : ceux-là veulent un autographe. Malignement, je m’étais dit : passons à la fin, j’aurais plus de temps pour vendre mon bon bifteck de tigre. Hélas ! Le temps passe, la porte reste entrouverte ; on peut à présent tous apercevoir FRD signant des autographes, l’air passablement exaspéré, tout en menant des bribes de conversation, d’un débit très rapide. L’exiguïté du lieu, l’éclairage au néon, la foule qui se presse : sur mon carnet, j’ai noté la curée. Demandes de photos : FRD joue le jeu, grimace, encore une ? ah, encore une alors, ses gestes se font plus vifs. Puis il range son sac, c’est fini ! Une jeune femme arrive, elle veut lui présenter ses parents. Duchâble s’agenouille, faussement humble, tend la main à la ronde, me tend la main : Et ça ? c’est vos parents aussi ?
Je sens que je suis à deux doigts de repartir bredouille, arguments moraux en main - comment être la cerise sur ce flot consternant d’admirateurs ? - mais je garde le reste des doigts de mes deux mains pour saisir mon courage, et entre deux badauds je me faufile : non ce n’est pas pour un autographe, non ce n’est pas pour une photo, Alexandra a dû vous dire que..., ah oui, et hop : je remets un gros paquet de Tigres, voilà son sac à dos noir plein. Au fait, pourquoi ? Oh ben vous verrez un feuilleton. Le temps de l’entendre en une même phrase donner rendez-vous à des amis au bar du Hilton, ajouter qu’il rêve en fait d’aller se coucher, que novembre ça irait pour un entretien ? Euh non novembre c’est un peu loin à l’échelle d’un journal quinzomadaire (s’il savait que c’est pour le lendemain que j’escomptais l’entretien !), il me rappellera, au revoir, les rues de Strasbourg sont vides, il est minuit passé.
Pour oublier tout ça le lendemain j’aurais voulu acheter la correspondance de Chopin ; la modernité me répondit Correspondance de Frédéric Chopin, tome 1 : L’Aube, 1816-1831 (Broché) de Chopin Frédéric (Auteur) 1 commentaire client 5 étoiles, Actuellement indisponible. Nous ne savons pas quand cet article sera de nouveau approvisionné ni s’il le sera.
Épisode 5.
Je ne savais quand mon article serait approvisionné de nouveau ni s’il le serait. Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’une dizaine de jours plus tard, alors que j’approchais des bureaux du Tigre, mon téléphone portable sonna et que je répondis. Phrase anodine en apparence, cachant pourtant un coup de hasard aussi rare chez moi que la quinte flush (trouver en un seul geste mon téléphone portable dans mon sac) ; je m’entendis répondre « oh euh ben bonjour », dans le vacarme des marteaux-piqueurs de la place de Clichy, à la phrase : « François-René Duchâble à l’appareil. »
La conversation commençait mal, avec un FRD passablement agacé : j’ai lu tous vos trucs, c’est très littéraire, on ne voit pas trop où vous voulez en venir. Je ne pouvais lui donner tort : au jour d’aujourd’hui moi-même je ne vois pas trop où je voulais en venir ; ce feuilleton touche à sa fin et me paraît assez vain ; je m’étais moquée des écueils du Diam’s et me voilà avec son pendant classique : auteurs futurs, sachez-le ! Prendre une personne réelle comme sujet de feuilleton est étrange, cela s’apparente à de la traque, ou à un exercice d’admiration, ou à du narcissisme, ou les trois à la fois. Je m’assis dans une ruelle adjacente, loin du tumulte, pour noter des bribes de dialogue. Duchâble me reprochait les inexactitudes parues dans les premiers feuilletons, se moquait des journalistes : ils se sont trompés de lac ! trois lacs différents !, des journalistes encore : je viens de faire quelques concerts, Le Figaro a titré : « FRDuchâble, le retour ! » Comme on reparlait du concert de Strasbourg, des fans navrants, il me coupait en riant d’un : oh, c’est plutôt agréable : ça flatte l’ego ! Puis évoquant, loquace, son retrait de la scène : Capuçon, Grimaud... à partir du moment où ils sont heureux, tout ça, ça paraît n’être que des détails... alors que pour moi, ce n’étaient pas des détails ! Ceux qui restent dedans souffrent de beaucoup de détails mais profitent bien aussi... on gagne très bien sa vie... C’était un enfer pour moi. Je détestais tout. Je m’appauvrissais même dans l’interprétation musicale.
Quelques jours plus tard, chez Jacques Thelen. Étant donné l’adresse (avenue Montaigne, le long du Théâtre des Champs-Élysées), je pensais perdre un paragraphe à décrire les dorures. Raté ! C’est dans un petit bureau cossu qu’Alexandra et Ivona m’accueillent. Je découvre un aspect de FRD que je minimisais : non pas son côté rock star (il avait un public très fidèle ; l’impasse le long du Théâtre des Champs-Élysées était pleine de monde) que l’admiration générale pour l’ampleur de son répertoire et ses programmes incroyables de récitals : Il avait un niveau pianistique énorme. Jouait deux concertos en un seul concert ! Il y a des pianistes qui ont deux concertos de Brahms à leur répertoire. Lui : tout ! Il aimait ça : le côté marathon. Il disait oui à tout ! Nous on freinait un peu. Pas de souci physique, problèmes de mémoire. Est-ce que son arrêt de la carrière traduisait une peur de ne plus être en forme ? Certains l’ont dit. Elles ne semblent pas y croire. Ivona m’éclaire sur un autre aspect du problème : une « solution intermédiaire » aurait été de garder une vingtaine de concerts par an, avec « que des orchestres qu’il aime », etc. Mais en fait, cette solution, m’explique-t-elle, s’avère quasi-impossible : très peu de pianistes arrivent à se tenir à cet entre-deux, la scène imposant un rythme soutenu, régulier, pour être en forme. La métaphore du marathon, encore. Ivona me rappelle aussi que l’intérêt de FRD pour le public était antérieur à son arrêt de la carrière internationale : FRD jouait déjà, alors, dans les hôpitaux, les prisons, les écoles... Comme on savait qu’il jouait dans les prisons, on lui proposait des concerts de charité. Il détestait ça ! Parce que dans un concert de charité, le public n’est pas du tout différent ! C’est hypocrite ! A ma question récurrente de savoir si d’autres se posent ces mêmes questions, somme toute assez naturelles : un silence éloquent. La conversation se clôt : Duchâble a récemment joué à Varsovie, avec un grand chef d’orchestre. Elle lui a demandé : est-ce que ça te manque ? Duchâble a répondu : non. Ivona : C’est le rêve de tant de jeunes pianistes ! Alors arriver à ce niveau-là, et tout abandonner... C’est difficile de comprendre.
Je savais déjà plus ou moins tout cela, bien sûr, à force d’entretiens lus dans la presse. De la conversation téléphonique aussi, j’imaginais déjà la teneur du discours. Sauf lorsque FRD a eu ces mots : Je veux être là où les gens reçoivent la musique par hasard. Je préfère jouer pour des riches ignorants que pour des pauvres cultivés. Cette phrase m’a fait quelque chose, sans doute à cause de mon passé d’ignorante, j’ai repensé à un dîner où chacun y allait de son souvenir de matraquage culturel, oh quelle horreur, on me traînait à Pleyel, un autre, moi mon père me forçait à écouter du Bach, je n’ai su que dire tellement j’étais emplie de tristesse, je n’aurais pas pu leur dire, tous ces concerts qui furent des émerveillements, je n’aurais pas pu leur dire, j’ai le souvenir impérissable d’une promenade en forêt juste parce qu’un voisin avait mis Chopin trop fort, et tout à l’heure encore dans le métro un jeune homme faisait profiter tout le wagon d’une chanson qu’il « écoutait sans écouteurs », puisqu’on est obligés de préciser maintenant si le son coule en soi ou dans le monde, donc, il écoutait comme dans d’autres pays certains se baladent avec leurs ghetto blaster, et j’aime ça, le bruit qui avance quand une voiture ouvre ses fenêtres, les radios dans les magasins, bref le tapage diurne, le moment où la musique est impolie, se fout de qui l’écoute, la musique est juste là comme ça, à prendre ou à laisser, selon le bon vouloir de quelqu’un qui doit impérativement la jouer ou l’entendre à ce moment précis parce que son for intérieur le lui demande, et récemment un guitariste sur l’île de Sein jouant face à la mer, au petit matin, au café, ne prenant garde à personne : ce sentiment alors d’être dans le décor, d’être soi-même le décor, muet, animal religieusement tapi, aux premières loges, et dans la justesse absolue de l’art : un homme qui répond au monde, à lui seul, et que par le plus grand des hasards d’autres écoutent.