MAR19MAR2024
Rubrique Agenda
Accueil > Articles > Actualité > Chroniques judiciaires >

Où l’on dispute de l’emploi de l’électricité pour calmer l’ivresse, de l’inconvénient du vomissement, des usages possibles et de l’emplacement approprié d’outils variés

Où l’on dispute de l’emploi de l’électricité pour calmer l’ivresse, de l’inconvénient du vomissement, des usages possibles et de l’emplacement approprié d’outils variés

Où l'on dispute de l'emploi de l'électricité pour calmer l'ivresse, de l'inconvénient du vomissement, des usages possibles et de l'emplacement approprié d'outils variés
Mis en ligne le mercredi 8 avril 2009.

Publié dans le numéro 28 (nov.-déc. 2008)

à l’entrée de la salle 4 du tribunal de grande instance de Bobigny, derrière un petit pupitre en bois, l’huissière pointe les présences - une adolescente s’approche timidement d’elle : Ah vous n’allez pas venir toute la journée ! Je vous ai dit qu’il passerait entre 13 et 22, peut-être minuit. — une sonnette retentit - C’est la cour, vous vous l’vez s’il vous plaît. - et trois juges en rang d’oignons sortent d’une petite porte derrière la tribune


« Le gendarme est le modérateur des rapports sociaux. » Miquel, Les gendarmes.


Je lis la plainte : « Un individu de type africain est entré ivre et a demandé à être servi, les employés ont refusé, l’individu s’est énervé et a renversé des tables. » - Non, moi j’avais mal au ventre, je suis rentré dans la pizzeria pour ça, j’ai dit : « J’ai mal au ventre » et ils se sont mis à trois pour me sortir. C’est là que les flics... - Les agents de police vous voulez dire. - Ouais bon, ils croyaient que je cachais quelque chose parce que j’avais la main dans le ventre.


une petite dame maghrébine soupire bruyamment, l’huissière lève brusquement la tête de ses dossiers, cherche d’un regard mauvais qui a manifesté son ennui, ne trouve pas, marmonne d’un air exaspéré - la fille de la petite dame lui donne un coup de coude et pose un doigt sur ses lèvres


Bon, et au poste de police ? Parce que vous vous êtes laissé menotter facilement mais une fois au commissariat... - Mais c’est parce qu’ils m’ont tapé ! J’arrête pas de dire « J’ai mal au ventre, j’ai mal au ventre » mais ils s’en foutaient. Après, j’ai vomi partout. - Oui effectivement on n’a pas pu mesurer votre taux d’alcoolémie parce que vous vous êtes vomi dessus. - Bin oui j’avais mal au ventre.


les bancs du public sont pleins, de familles et de groupes d’amis - quand la procureure demande cinq mois fermes, le public murmure son étonnement et sa désapprobation - la juge lève la main pour faire silence - l’avocat s’énerve :


Quand on lit le dossier, on dirait que c’est un colosse d’1 m 85, ce qui aurait justifié l’usage du taser. Bon, vous voyez, il fait plutôt 1 m 75. Les policiers lui ont donné un coup d’électricité dans le ventre et comme il n’était pas encore tombé, on lui a remis une énorme décharge dans le dos, alors après les gens à qui on envoie des décharges, on les accuse de rébellion. C’est extrêmement violent, alors que lui n’a commis aucune violence.


l’audience est suspendue - l’huissière apporte un nouveau dossier à l’avocat commis d’office, ils s’en amusent : Vous voulez m’achever  ! - elle repart puis lance, de l’autre bout de la salle : Vous fatiguez plus, maître ! Y a un avocat choisi. - quelques minutes plus tard, l’huissière donne un nouveau dossier à l’avocat, qui est commis d’office, et qui doit en quelques instants préparer la défense d’un plaignant


« À Sparte, Lycurgue avait permis aux jeunes gens les petits larcins, comme préparation à la guerre. » Proal, Le crime et la peine.


trois jeunes hommes, T, M et G, entrent en riant dans le box des prévenus, ils discutent entre eux tout en s’installant


On vous reproche d’avoir à Villepinte tenté de soustraire de manière frauduleuse des marchandises à la société Miami. Monsieur T vous me regardez s’il vous plaît ? Ça vous intéresse ? Monsieur T c’est bien vous ? Non ? Vous permutez s’il vous plaît, qu’on vous reconnaisse.


un avocat passe devant la petite dame maghrébine et lui chuchote  : Pas un mot, hein, quand ce sera à votre fils. - elle ne comprend pas, il répète : Il faudra se tenir à carreau tout à l’heure. - la fille de la petite dame lui glisse quelques mots à l’oreille - la petite dame sourit à l’avocat


Alors vous, vous étiez dans la voiture pendant que vos copains entraient dans la société. Vous avez été un mauvais guetteur puisque vous n’avez pas pu les prévenir de l’arrivée des policiers. Vous avez dit à ces derniers que vous faisiez la sieste.


le public rit - le juge feint l’agacement, mais poursuit sur un ton moqueur :


Alors il y a eu une hésitation au cours de l’instruction sur la possibilité d’une quatrième personne. On est entre nous maintenant, vous pouvez me dire : vous étiez trois ou quatre ?


les trois jeunes hommes sourient : trois, trois - le juge affecte un enthousiasme naïf :


On a des photos de votre petit matériel, alors je montre à mes collègues : vous voyez, une pince coupante, là une clef à molette, une multipince, c’est pratique pour dépanner la pince coupante, des tournevis, une masse, un coupe-boulon, des gants, une bombe de défense... C’est vrai que les quartiers par ici ne sont pas très sûrs, on a toujours besoin d’une bombe de défense.


devant les salles d’audience, sous la verrière du hall, assises le long des bacs plantés d’arbrisseaux, des femmes avec des poussettes discutent comme dans un square


Excusez-moi, monsieur le juge, mais c’est une photo trompeuse. - Trompeuse, quoi ? Ce n’est pas une vraie photo ? - Si mais c’étaient les outils qui se trouvaient dans le coffre. - Ah oui je sais qu’il faut toujours avoir dans le coffre de sa voiture un cric et un triangle, mais pour changer la roue de secours est-ce qu’on a besoin d’un coupe-boulon ?


une exclamation dans la salle interrompt le juge : c’est l’huissière qui, repérant quelques couvre-chefs, a violemment chuchoté  : Chapeaux ! - un jeune homme enlève son feutre et la casquette de son frère handicapé, qui résiste, lui arrache la casquette des mains, la remet sur sa tête puis l’enlève de lui-même


C’est peut-être pour donner du poids, pour équilibrer la voiture ? - C’est pour travailler au noir. - Vous travaillez où  ? - Dans un Point Phone. - Et on a besoin d’un coupe-boulon pour recevoir des appels téléphoniques ? Au fait comment se fait-il qu’on a retrouvé sur votre portable des sms bizarres comme « Ramenez-moi le pied-de-biche » ?


un gamin de trois ans joue à l’extérieur - il court sans cesse vers la salle d’audience, pose ses mains sur la porte vitrée et observe l’intérieur jusqu’à ce que sa mère l’emporte plus loin, puis il revient quelques minutes après


Pour ma curiosité personnelle, y avait pas un plan moto derrière  ? Vous n’êtes pas poursuivi pour cela mais y avait pas le vol éventuel d’une moto qu’était prévu ? - Ouais. - Alors c’est comme pendant l’interrogatoire des policiers hein, faut y aller au dégonfle-pneus pour avoir des éléments.


la petite dame maghrébine montre son agacement, le juge s’en avise : Madame, vous vous taisez ! Ah mais il me parle ce juge ! Si ça ne vous plaît pas, vous sortez ! Hé ! — la fille de la petite dame lui prend le bras, la calme, la petite dame maugrée un peu puis s’arrête


Du coup vous êtes enfermé depuis deux semaines, ça s’est passé comment la prison là ? - C’est dur. - C’est dur ? - Oui. - Bien.


on entend régulièrement des cris lointains, des bruits sourds : ce sont les retenus qui tambourinent sur les portes et les murs du dépôt en sous-sol


Ah vous aviez un abonnement vous, tous les mois vous alliez au tribunal pour enfants. Quels sont vos projets ? - M’inscrire à l’intérim. - Et vous, Monsieur T, vous voulez travailler où  ? - Dans la vente. - Et qu’est-ce que vous envisagez pour en acquérir la compétence ? - L’intérim.


le juge envoie un policier réprimander la mère du gamin de trois ans - la procureure prend la parole, s’offusque longuement de la bonne humeur des compères et demande huit mois dont trois fermes vu qu’ils en rigolent encore. - leur avocat répond qu’ils sourient, oui, mais c’est pour l’afficher :


Madame, messieurs les juges, vous pourriez vous débrouiller, vous, sans diplôme, sans formation, sans rien ? Et puis est-ce que les cartons de la société étaient éventrés  ? Non. Ils voient une fenêtre ouverte, ils entrent, ils tombent sur des shampooings et des perruques, ils ne prennent rien : ça montre qu’il n’y a pas de préméditation.


G regarde une personne dans la salle qui lui parle en articulant muettement ses phrases, hausse les épaules en réponse, se fait reprendre par une policière


Vous savez bien, madame, messieurs, qu’à la 15e chambre ce sont des millions qui sont concernés et les peines ne sont pas toujours suivies. Là, en comparutions immédiates, ce sont des personnes fragiles, qui sont toujours éloignées des centres de richesse que sont le savoir, le travail, les relations. À dix-huit ou vingt-deux ans, vous avez besoin d’être aidé, alors je sais que ce n’est pas la justice qui va le faire mais on ne va pas les enfermer pour ça quand même !


les juges se retirent pour délibérer - ils reviennent, et condamnent les trois jeunes hommes à six mois avec sursis :


Avec obligation de travailler et d’en justifier sinon vous savez que l’inconvénient du sursis c’est qu’il peut être révoqué et vu ce qu’il y a au casier, le juge d’application des peines n’y réfléchira peut-être pas à deux fois.

Accueil | Plan | Contacts | RSS | Mailing-list | Ce site