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Y avait tout ce sexe... et puis quelque chose de plus

Y avait tout ce sexe... et puis quelque chose de plus

Y avait tout ce sexe... et puis quelque chose de plus
Mis en ligne le jeudi 22 décembre 2011.

Publié dans le numéro 009 (septembre 2011)

Entretien avec Jacqueline, directrice d’une boîte échangiste.

Comment je suis arrivée là ? C’est le hasard, hein ! C’est le hasard. J’ai travaillé dans cette boite pendant dix-sept ans. J’étais infirmière scolaire la journée, j’avais mes deux enfants à élever et avec un salaire d’infirmière, j’y arrivais pas. Alors j’ai fait ça dix-sept ans, avec les deux boulots, la nuit et le jour. Au départ, j’habitais la province, une petite ville de la Haute-Marne. Je venais de divorcer d’avec le père de mes enfants, et puis j’avais pour amis des voisins, on était toute une équipe de jeunes dynamiques, et dans le lot il y avait un procureur de la République. Il est allé en stage à Paris, et il a été amené à visiter des boîtes avec la répression des fraudes, tout ça - ça s’appelait la brigade mondaine à l’époque. C’était dans le cadre de son travail quoi.

C’était quelles années ?

Ne me demande pas les dates, je sais pas ! Fin des années 1970 ou début des années 1980. Et donc un jour, je faisais les courses et je rencontre sa femme qui était institutrice. C’était une petite bonne femme assez effacée, plutôt tristounette. Et puis là je la rencontre, vachement coquette... Je me souviens, c’était dans un Mammouth. Je lui demande : « Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es transformée !Aaahh, elle me dit, figure-toi qu’avec Victoir on va à Paris, il m’a emmenée là, et puis j’ai fait des trucs... Ecoute, ça a transformé nos vies ». Ce couple, ils étaient amis d’enfance, ils avait fait leur vie ensemble, ils avaient des enfants, et puis bon ils étaient un petit peu dans la grisaille de la plénitude, de l’habitude et tout ça, quoi. Et en fait, cette histoire de boîte, il l’avait racontée à sa femme en rentrant. Il l’a emmenée, et elle, elle y a pris goût. Moi, j’étais seule à ce moment-là, et elle m’invite à y aller avec eux. Alors la fois d’après je me suis retrouvée embarquée dans cette histoire : je suis allée avec eux dans un club qui s’appelait le Petit Musc, à Bastille. Et puis bon ben ça a été une révélation pour moi...


Donc l’homme qui t’a fait entrer dans ce milieu, c’était un procureur qui visitait les boîtes pour son métier - le côté répressif en fait ?

Oui, c’était un procureur donc lui il était interdit de séjour dans ce milieu là, théoriquement.


Il prenait une autre identité ?

On n’a pas d’identité là-dedans. Mais un mec comme ça, pour sa carrière, avec du recul tu te dis que c’était gonflé de faire ça ! Lui, il faisait des descentes dans les boîtes avec des potes qui lui disaient : « Tiens, je vais te montrer ci, je vais te montrer ça » – les Parisiens, ils sont contents de montrer des choses au provinciaux... Mais moi... Moi je suis tombée des nues quand sa femme m’a dit ça. J’avais jamais entendu parler de ça, je ne savais même pas que ça existait ! Ma famille, c’était pas le genre, la famille de mon mari non plus. Mais j’y ai pris goût. La première fois que j’y suis allée, je te raconte pas... On est arrivés l’après-midi, on est restés jusqu’à trois, quatre heures du matin : j’ai pas arrêté, j’ai baisé toute la nuit. J’ai découvert ça, quoi ! Ça m’a réveillé une sexualité que je ne connaissais pas, ça a été instantané, ça a été une découverte. Une découverte de moi, vraiment. Oh là là.... (Elle rit) Le problème, c’est sûrement que je n’avais jamais eu d’orgasme avec mon mari, mais ça je le savais de toute façon... Voilà.


Et là, première fois, premier orgasme ?

Ah ben là j’ai... j’ai pas arrêté de la nuit, quoi.

 

La chance du débutant !

Non mais c’est vrai, ça m’a marqué ce jour. Et ça a quand même été décisif pour plein de choses. J’aurais très bien pu ne pas aimer, être dégoutée, enfin tout ce que tu veux. Mais c’est beaucoup d’habitués, dans les boîtes. J’étais une tête nouvelle et en plus, c’est vrai que j’étais pas mal à l’époque, donc j’ai été très entourée, mais vraiment entourée dans le bon sens du terme, c’est-à-dire que ça n’a été que pour mon plaisir, que pour moi. Je me rappelle qu’il y avait une table et je suis restée sur la table quasiment tout le temps, à me faire toucher. Et tu sais, je pense que c’est pas pour rien, si on décode un peu : j’ai jamais été trop touchée par ma mère, moi, c’était pas une époque où on touchait les bébés comme maintenant, mes parents c’était pas le style à me caresser. Le mari que j’ai eu, il était pas méchant mais il n’a pas su non plus, il n’avait pas été touché non plus, lui, donc on savait pas ce que c’était. C’était le premier homme de ma vie, j’étais la première femme pour lui, bon on a eu des enfants, mais tout ça sans grande... Et je pense que ce jour-là j’ai été touchée, vraiment, j’ai reçu, je crois que c’est ça. Je me souviens que j’étais sur cette table, de temps en temps je me relevais, j’allais boire ou manger un truc, c’était très convivial, les gens étaient tous sympas. Et puis il y avait un monsieur très bien, très BCBG, qui était au bar. A un moment il vient vers moi et il me dit : « Quand même, vous n’êtes pas fatiguée ? Voulez-vous que je vous apporte quelque chose ? ». Il s’était inquiété de me voir là, et c’est devenu un ami. Par la suite, des fois j’ai eu des moments difficiles et il a toujours été d’une gentillesse... Jusqu’à ce qu’il meure ça a été un ami. On n’a jamais fait l’amour ensemble. Il m’a fait connaître sa femme, et je suis restée amie avec sa femme aussi. Lui, c’était quelqu’un qui aimait regarder, je l’ai jamais rien vu faire dans aucun club, mais il aimait regarder. Il habitait juste à côté du Petit Musc, donc au lieu d’aller boire un coup dans un café normal il venait là, c’était plus sympa pour lui. Ça, ça a été mon premier contact avec l’échangisme. Peu après, j’ai décidé de faire l’école de yoga de la rue Obriot, dans le Marais. J’avais des grands week-ends et je partais à Paris. Je venais le vendredi, j’allais dans la boîte, et puis le samedi et le dimanche je faisais mes cours de yoga. (Elle rit) C’était pas forcément le même milieu mais ça m’allait, comme j’ai toujours été... d’un passage à l’autre facile. Et après, j’ai eu un poste d’infirmière et j’ai décidé de venir m’installer à Paris. Mes habitudes étaient prises. J’allais au Petit Musc. Le patron s’appelait Adam, c’était quelqu’un de très célèbre dans le milieu échangiste.


Et en arrivant dans ce milieu, tu as eu l’impression que les façons de se comporter étaient codées ?

Non non, c’était improvisé. Moi, j’ai trouvé ma place tout de suite. En fait il faut savoir ce que tu veux et ce que tu ne veux pas, surtout. Mais t’es obligée à rien, t’es pas obligée de faire ce qui ne te plait pas, donc quand tu le dis les gens le respectent -il n’y a jamais eu aucun souci de comportement par rapport à moi. Et un soir que j’étais au Petit Musc, je fais la rencontre d’un couple vachement sympa, et ils me disent : « Tiens, si tu veux on te fera connaître un autre club qui s’appelle ***, il y a une soirée couscous le tant ». Donc je vais à ce fameux couscous à ***, dans le cinquième arrondissement, et je rencontre le patron qui s’appelait Roger... Et on a eu un coup de foudre l’un et l’autre. J’étais en retard parce que j’arrivais par le train, donc il m’a mise à côté de lui, et ça a été le début d’une histoire.


Une histoire d’amour ?

Oui, on peut dire ça comme ça, parce que ça a quand même été une belle histoire. Et donc après j’ai déménagé à Paris. J’étais avec mon premier fils, le deuxième était resté à Paris chez son père, et j’étais infirmière dans trois lycées. Mais même en travaillant comme ça, avec mon salaire d’infirmière c’était très, très juste. Et donc Roger m’a dit : « Si tu veux, ben moi je t’embauche comme vestiaire ». Et c’est comme ça que j’ai commencé à travailler à ***.


Tu fréquentais depuis combien de temps le milieu échangiste à ce moment-là ?

Une année à peine. Oh oui ça a été rapide ! Mais pendant toute cette année, j’étais toujours très contente de venir, oui oui oui. Ah oui, j’ai passé vraiment des moments extraordinaires, c’était bien, j’ai rencontré des gens - sans identité, sur le moment on savait pas les noms.


Tu ne connaissais jamais leur identité ?

Non non, jamais. Ils donnaient des prénoms. Vrais ou faux.


Donc tous ces gens, tu connais leurs visages mais pas leurs noms... Donc finalement il n’y a que les gens connus qui se font repérer ?

Oui, voilà. Oui. Des gens dans le cinéma. Ou des écrivains. Mais autrement, c’est les prénoms. Même les couples, je ne connaissais pas leurs noms. Mais c’était des fidèles, c’est beaucoup de fidèles.


Et quand tu as commencé à travailler à ***, tu continuais à aller au Petit Musc ?

Ah non, quand j’ai commencé à travailler, il n’était plus question d’aller ailleurs. Ça, c’est une question de déontologie si tu veux. Parce que les gens font le tour des boîtes, tu retrouves un peu les mêmes partout, il vont à une soirée dans une, à une autre dans l’autre parce que la soirée est connue pour être plus... plus vivante à tel endroit. Parce que chaque boîte a un style.


Mais tu continuais quand même à fréquenter l’échangisme pour ton plaisir ?

Ben non, après j’ai plus pu, je te dis : tu peux pas mélanger. Alors moi, après, j’étais avec Roger qui était quand même quelqu’un du milieu, c’était lui qui avait fondé cette boîte avec un associé, donc évidemment de temps en temps on faisait des petits trucs, mais pas dans la boîte. Lui c’était quelqu’un qui aimait ça, donc j’étais quelque fois un petit peu... Même si j’avais pas envie, avec lui j’ai peut-être fait des choses que j’aurais pas faites toute seule, tu vois ? C’était un peu différent. Mais au niveau de la boîte, non, parce que tu peux pas travailler dans une boite et être cliente en même temps. Tu dois pas te faire toucher, faut te faire respecter... Tu dois avoir aucun incident, jamais. Les boîtes comme ça, elles étaient tolérées mais il fallait jamais d’incident. Par exemple, j’aurais fait quelque chose avec des gens, ben ça se serait su, et ça pour l’image ben c’était pas bon, tu vois ? Il faut une séparation entre les clients et le personnel. Mais on faisait des soirées privées avec Roger de temps en temps.


Ah... Parce que sinon pour toi le bonheur aurait été de courte durée !

Oui... On n’a plus fait que des soirées privées de temps en temps, dans les boîtes j’y suis plus allée après.


Et des lieux échangistes à Paris, il y en avait beaucoup à l’époque ?

Y en avait déjà pas mal. Alors attends, il y avait « le Roi Roger » à l’extérieur de Paris, y avait chez Denise, mais là c’était plus soft... Rue du Débarcadère aussi, j’y suis allée une fois les voir, ces gens-là, pour me faire connaître dans le milieu avec Roger. Et chez Louis - je sais plus comment s’appelle la boîte. Lui, il a travaillé à *** aussi, puis il a fait son club vers le Bon Marché. Donc il devait y en avoir une dizaine, des lieux comme ça.



Avec partout des ambiances différentes ?

Oui. Au Petit Musc c’était vraiment convivial ! Mais après, Adam, il a dévié : il a fait vraiment du SM - mais moi j’ai pas connu trop cette époque-là, j’ai vu quelques spectacles, comme ça. Mais il a fini vraiment dans le SM.


Et là on peut imaginer que c’est un public spécifique...

Oui, ceux qui allaient chez Adam c’était vraiment hard, hard de chez hard. Mais tu vois, nous, dans la boîte, on n’aimait pas. On tolérait quand c’était un petit peu gentil, c’est tout. Les gens, ils regardaient ça, mais c’était pas la vocation de la boîte. On laissait faire, parce que si tu veux, ils faisaient rien de répréhensible. Par contre y en a une un jour elle vient, c’était une jeune femme avec un mec, et lui c’était son esclave. Elle avait comme esclave un mec. Elle avait sa cigarette à la main et puis elle le brûlait. Bon, j’ai dit : « Ça sent le cochon grillé là, ça va plus aller !  » (elle rit) Et je lui ai demandé de partir : « Il y a des endroits pour ça, mais tu vois, ici, ça choque les gens. C’est aussi bien que vous ne reveniez pas  ». On était très vigilants, parce que ça pouvait déraper. Et puis c’était pas la vocation, tu vois : c’était pas le style de la maison. Il y avait des gens qui n’aimaient pas. C’était plutôt bon enfant, ***, quand j’y étais. Et je peux te dire que je me suis fait des amis là-bas, aujourd’hui ça fait vingt-cinq ans et je les ai toujours, c’est mes meilleurs amis. Aujourd’hui ils ont soixante-quinze ans, lui il continue à y aller mais elle, elle veut plus. Et des gens... Château et tout, hein... Si leurs enfants savaient ! Je me demande, moi qui connais bien leur fille, comment elle pourrait un instant se douter que ses parents, qui sont vraiment BCBG, à la limite un peu vieux jeu, peuvent avoir vécu cette histoire-là. Parce qu’eux, ils faisaient des soirées privées dans leur château, avec trente, quarante personnes. Et c’est ce qui me fait me dire que finalement, tu ne peux jamais savoir ce qui se cache derrière les gens, c’est pas possible. Les gens, ils ont des facettes, quoi. Et les enfants de mes amis, ils n’ont jamais rien su.


Et tes enfants à toi ?

Ah si ! Mais je leur ai pas dit tout de suite : au début, il y a bien cinq ans où j’ai rien dit à personne. A ma sœur, je lui disais : « Ecoute, je travaille dans un restaurant pour arrondir mes fins de mois », c’est tout. Donc j’étais très prise, on travaillait pour les réveillons, tout ça. Et elle, elle me demandait : « Mais pourquoi tu veux pas qu’on vienne dans ton restaurant ? On va payer, on te demande pas de nous inviter... » Ils habitaient la province, ils étaient contents de venir à Paris me voir dans mon restaurant ! Mais moi je disais « non non non ». Et puis un jour, je leur ai dit, à ma sœur et mon beau-frère : « Mon restaurant, c’est un restaurant mais il a quelque chose en plus... Alors venez voir, quand même ». Et ils sont venus. Ils sont tombés des nues comme moi j’étais tombée des nues avant ! Mon beau-frère, il était malade, il est venu qu’une fois et il n’a pas supporté. Ma sœur, elle a bien aimé. Elle est venue comme ça, elle a jamais... C’est pas du tout le style, mais ça lui a bien plu. Ça lui a pas dit, mais elle a trouvé ça marrant. Mais mon beau-frère a été très choqué - choc culturel ! Et puis ma nièce après est venue avec mon neveu, tout le monde a été content que je travaille là finalement parce que c’était plutôt rigolo. Puis plus tard, je l’ai dit mes enfants - ils avaient dans les seize et dix-neuf ans. Et je ramenais plein de choses à la maison. On n’était pas riches, hein, et comme mes enfants partaient pour les vacances de Noël avec leur père, quand ils revenaient on faisait Noël et le jour de l’an après, alors on fêtait avec les restes de la boîte : caviar ! Ils en ont mangé du caviar... Quand tu les écoutes raconter les retours de maman avec le panier de nourriture, c’est savoureux.


Ça payait bien ?

Ben ça payait pas mal, oui. Mais j’étais payée au noir, j’ai toujours été payée au noir. Combien, je me rappelle pas... Mais on n’avait pas de fixe, c’était que des pourboires, donc ça dépendait des soirées. Et on partageait les pourboires.


Vous étiez combien dans l’équipe ?

Il y avait les deux patrons et puis au vestiaire on était plusieurs, y’avait Jojo qui était avec moi, et le couple, là, dont je t’ai parlé, ceux qui m’ont emmenée à *** la première fois. Finalement ils ont travaillé là eux aussi, ils ont été embauchés par Roger.


Donc pour eux aussi : fini ?

Fini pour eux aussi, oui !


Mais le fait de d’aller en soirées privées, c’était peut-être une ascension sociale ? Est-ce que pour les initiés c’est encore plus select que d’aller dans les clubs ?

Oh... (Silence). Je crois que c’est pas comparable. Des soirées privées, j’en ai fait avec Roger mais j’en ai fait aussi avec un ami que j’avais - parce qu’avec Roger ça n’a pas toujours été linéaire, la vie avec lui c’était pas trop facile... Alors entre temps, j’ai eu un amant, que j’ai eu pendant vingt ans, que j’ai toujours d’ailleurs occasionnellement. Donc lui il faisait beaucoup de soirées privées avec un peu du gratin, quoi, tu vois c’était que des chirurgiens, des gens « bien », entre guillemets. Et dans son esprit c’était quand même mieux les soirées privées, et c’était un peu comme s’il s’acoquinait quand il venait dans les clubs.


Et dans ton histoire avec Roger, est-ce qu’il y a eu des conflits entre l’amour et le sexe partagé ? Est-ce que ça a changé la donne, le fait d’être amoureuse, par rapport au moment où tu étais complètement libre ?

Oh oui, oui, ça bien sûr. Oui parce que quand tu mets la dimension de l’amour, évidemment, ça t’oblige à plein de choses. L’amour il faut le garder, il faut... alors que là tu prends ce qui t’est donné, tu te projettes pas dans le futur, tu prends l’instant présent. Et puis tu te mets pas en frais, quoi. Alors après, des fois ça n’a pas été facile, parce qu’en tant que femme, c’est vrai qu’il y a des moments où j’étais vachement jalouse quand je le voyais avec quelqu’un d’autre, y a des fois où j’ai pas aimé du tout... Ça dépend de la personne, aussi peut-être. Peut-être, des fois, tu sens qu’il y a danger...


Donc c’était pas au niveau des pratiques...

Non, c’était plus au niveau des personnalités. Et puis souvent dans les trucs comme ça tu fais aussi bien l’amour avec les femmes qu’avec les hommes. Et moi je suis plus critique avec la femme qu’avec l’homme, quelque part. Parce que en tant que femme, pour faire l’amour avec une femme, faut vraiment qu’elle me plaise. Avec un homme à la limite c’était plus sexuel, physique, j’aurais fermé les yeux et ça pouvait être possible ! Mais une femme, non. La femme, c’est pas pareil - pour moi, hein !


Et à par les trucs saphiques, il y avait de l’homosexualité entre hommes ?

Non, à part les trucs saphiques, non. Pas d’hommes, non. Les gens faisaient ce qu’ils voulaient à partir du moment où ils étaient consentants, mais deux mecs ensemble, non, j’en n’ai pas vu. J’ai vu des hommes se toucher, mais en catimini justement. En cachette, ça arrivait, quand t’as plein de monde, tu vois, t’as des grandes estrades, trente personnes mélangées là-dedans, tu sais plus qui est qui, et c’est vrai que... Une fois y en a un qui m’a dit : « Eh ! Figure-toi qu’y a un mec qui m’a touché...  » Je lui dis : « Oui ? Et c’était bien ? » Il me répond : « Oh oui, j’ai vachement apprécié... Mais c’est parce que c’était dans le noir !  » (silence) Ça me fait drôle de repenser à tout ça. Et puis alors cette boîte, c’est vrai que travailler là dedans, c’était être spectatrice de tellement de choses ! Si je devais écrire tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu... Il y avait un vieil espagnol qui travaillait là -bénévolement, c’était son plaisir à lui. Il s’appelait Pablo. Et lui, il surveillait, il était attentif à tout. C’est devenu un grand ami, et c’était un vieux sage quelque part. Il regardait partout, et puis il me disait « Jacqueline, il faudrait écrire tout ce que tu vois ». Et il m’appelait : « Viens voir ça ! »


Comme quoi, par exemple ?

Par exemple, il y avait une femme, son mari était ambassadeur et ils étaient âgés, ils avaient plus de soixante-dix ans. Lui il faisait jamais rien, mais elle, elle faisait l’amour, elle aimait les jeunes. Alors ils arrivaient, toujours BCBG, « Bonjour, bonjour », puis on les voyait plus, ils disparaissaient. Alors y a des jours où ça allait tout à fait bien, elle trouvait son compte. Et puis il y a des jours où, quand il y avait des plus belles, des plus jeunes, alors là ils restaient pas longtemps et ils disaient (voix triste) : « Bon, Jacqueline on s’en va parce que c’est pas notre jour, aujourd’hui...  » Mais il y avait des jours où c’était l’apothéose. Bon. Autrement, il y en avait une autre aussi, elle était comtesse de je sais plus quoi... Euh non : baronne ! Avec son mari, baron, ils avaient leurs entrées à l’Assemblée, c’était des gens assez connus. Et alors c’était une femme fontaine. Pablo venait me chercher et il me disait : « Jacqueline, la baronne mouille ! » (Elle rit). Elle inondait le lit, y en avait partout, on mettait des alaises.


Mais alors toi, tu ne restais pas au vestiaire ?

On faisait un petit peu de tout, c’était pas des postes fixes. Et après les vestiaires, j’ai été au bar et à la caisse, et puis après plusieurs années j’ai fini par être directrice parce que les patrons avaient envie de partir plus souvent et que j’étais la personne de confiance. Donc j’ai fini par être directrice de la boîte, et je faisais aussi la comptabilité, les dépôts à la banque, enfin tout ça. C’était quelque chose !


Et la police des mœurs, les contrôles ?

La police, ils venaient de temps en temps : ils venaient dire bonsoir, ils buvaient un pot et puis voilà.


Quel était leur rôle, officiellement ?

C’était rien, hein...


Vérifier qu’il n’y avait pas de mineur, de drogue ?

Oui oui... Pfff, mais ils regardaient rien ! Bon quand tu as une boîte de nuit, il faut pas troubler l’ordre public, il faut pas qu’il y ait de mineurs, pas de drogue, pas de prostitution. Mais « contrôler », non, des contrôles il y en avait pas, moi j’en ai jamais connu en dix-sept ans.


Les flics, vous les connaissiez ?

Oui ! C’était toujours les mêmes, c’était des potes. Et moi je peux te dire que j’ai jamais payé un PV à Paris, jamais !


Et quand ils venaient, ils participaient ?

Oui, hors service. Quand ils étaient en uniforme, ils pouvaient pas. Mais ils venaient regarder, quoi. Regarder puis boire un coup.


Comment se faisait le filtrage des clients en amont ?

Il y avait une caméra donc les gens sonnaient à la porte, à la caméra tu les voyais. Celui qui est au bar regarde, et si on connaît la personne on appuie sur le bouton pour ouvrir, et si on ne connaît pas il y a un portier qui s’en occupe. Et le filtrage se faisait à l’aspect : il fallait être correctement habillé, on prenait pas les gens en baskets, en jeans... Il fallait avoir bonne mine, quelque part.


Donc c’était à la tête du client. On sent que ça touchait des milieux très aisés, mais il y avait quand même un brassage ?

Là-dedans, les gens sont nus, ils sont à poil et effectivement, une fois que tu es là, ça abolit les classes sociales. Mais quand même, dans les faits c’était déjà cher pour l’époque, tout le monde ne pouvait pas se payer ça. La sélection, elle se faisait automatiquement par l’argent : celui qui n’en a pas beaucoup, il va pas pouvoir se payer ça toutes les semaines, tu vois. Donc il faut déjà avoir certains moyens. Les attachés case de l’après-midi, les mecs qui arrivaient du bureau, tu les voyais dans la rue, d’ailleurs c’était rigolo de les voir arriver, sérieux, bien habillés, et toc, ils se cachaient dans le renfoncement de la porte, tout discrètement... Mais majoritairement, oui, c’était des milieux aisés, des professions libérales beaucoup. Il y avait quand même des commerciaux, des artisans, bon je sais pas combien ils gagnaient mais ils y laissaient de l’argent, toutes les semaines. L’entrée, avec mettons deux consommations, ça faisait quand même cher. Il y avait des repas, une fois par semaine, c’était toujours plein à craquer. Et des mecs mariés, pratiquement tous.


Comment tu le savais, ça ?

Ben ils le disaient ! Ils me faisaient des confidences, moi j’étais Ménie Grégoire, là-bas. Ils me racontaient leur vie - au bar, au vestiaire, n’importe où. Ils racontaient.


C’est des lieux qui sont propices aux confidences, comme un grand oreiller...

Oui. Toute leur vie.


Et les gens connus aussi ?

Il y en a dont je peux te dire que la réputation n’est pas usurpée à l’heure actuelle ! Mais de toute façon, à partir du moment où tu es là-dedans, tu es incognito. Les gens respectent : ça ne sort pas. Et les gens ne trichent pas, et ils sont là pour la même chose et ils ne se sentent pas menacés. Le milieu échangiste est un milieu où ça fait partie de la règle, c’est une sorte de déontologie : on raconte pas. Et c’est respecté.

Un truc rigolo, par exemple : je vais en voyage à Rio, je suis en plein carnaval avec des amis homosexuels qui m’emmènent dans une espèce de piscine gigantesque avec de la mousse, c’était un truc infernal, des travestis partout, de la samba, tout ça, un lieu de fous. Et là, dans la foule des Brésiliens, je me retrouve nez à nez avec un client ! Il était avec sa femme - enfin, j’ai supposé que c’était sa femme. On se regarde comme ça... (rires) Et puis, c’est tout. Et plus tard, je l’ai revu à la boîte et il m’a dit : « Je te remercie ». Je lui ai répondu : « J’ai l’habitude tout de même ! » J’allais pas faire (voix haut perchée) : « Ah tiens bonjour ! Qu’est-ce que tu fais là ?  » (rires) Une autre fois, à l’aéroport, je partais je ne sais pas où encore et je vois un mec devant moi, avec toute sa petite famille, la maman, les enfants, tout ça... Là aussi, nos regards se sont croisés, et... rien. Mais tu vois, c’était un jeune, avec ses enfants, des petits, il partait avec sa femme, une petite famille... Et tu te dis : mais qu’est-ce qu’il vient chercher là, quoi ? C’est quand même l’interrogation majeure moi je trouve. Parce que sinon, t’as un partenaire... pourquoi plusieurs ? Un petit couple comme ça tu te dis bon, ils ont tout pour être heureux... Mais il leur manquait sûrement quelque chose. Lui, il venait seul, mais t’as aussi les gens qui font ça en couple. Des couples légitimes qui ont un peu fait le tour, qui sont un peu dans la grisaille du couple, qui ont vécu des choses et puis qui stagnent, qui savent plus comment faire progresser leur truc. Et puis souvent, peut-être par hasard, on leur parle de ça et puis bon, ils viennent un jour et puis ça se passe bien ou ça se passe pas bien. Bon, c’est plus facile pour les hommes que pour les femmes...


Sauf pour ton beau-frère !

Sauf pour mon beau-frère, oui, qui est spécial, bon. Mais pour qui est romantique, c’est vrai que c’est quand même un peu... Un peu dur, parfois, parce que tu as tout : c’est un gigantesque, pas ramassis parce que ramassis c’est péjoratif, mais c’est un gigantesque grenier où tu vois vraiment tous les cas de figure, je pense. Et après ça, je ne vois pas ce qui pourrait m’échapper dans les comportements, ce que je ne pourrais comprendre. Souvent, c’est l’homme qui fait la démarche, qui veut emmener sa femme. Je l’ai vu quelquefois, ça peut arriver, tu vois bien que la femme, elle fait la tronche, tu vois bien qu’elle est là vraiment parce qu’elle est obligée, parce qu’il l’a sûrement forcée à venir... mais c’était pas la majorité, hein. Je me souviens d’une fois, c’était une dame d’une cinquantaine d’années et alors elle vient, elle m’explique : « Je viens pour faire plaisir à mon mari, lui je sais qu’il est attiré par ça mais moi je suis pas du tout d’accord, voilà. Alors je sais pas comment faire. Si vous saviez comme je suis stressée... Comment je vais me sortir de cette situation ? » Il n’y avait pas beaucoup de monde ce soir là, je l’ai emmenée, je l’ai descendue au sous-sol, je lui ai fait visiter les trucs, et puis on a parlé et je l’ai mise en confiance. Écoute, à la fin de la soirée, il y avait plus moyen de la faire sortir ! (rires) Et elle m’a dit : « Madame, j’ai passé la plus belle soirée de ma vie.  » Il y avait des gens qu’on voyait revenir une fois par an, des étrangers qui disaient : « En voyage à Paris, tous les soirs : *** ! »


Quand on t’entend parler, on a l’impression qu’il y a une sorte d’utilité sociale à ce métier là - et c’est d’autant plus marrant que tu étais infirmière à côté.

Ah je dis oui ! Un oui franc et massif. Oui, je pense que ça canalise, ça permet aux gens d’être ce qu’ils sont, ce qu’ils ne peuvent pas être de l’autre côté de la porte. C’est comme ça, il y a plein de gens qui vivent une sexualité... ou pas de sexualité d’ailleurs, ou une sexualité qui ne leur convient pas, et qui sont englués, qui n’arrivent pas à en sortir. Et ça, c’est un endroit où, sans danger puisqu’ils sont dans un truc protégé, ils vont pouvoir se laisser un peu aller. Parce que si tu veux, t’es pas jugé. Souvent dans une relation, t’as quand même plus ou moins le jugement. Là, grosse, moche, tout le monde a sa chance, alors que dans la vraie vie c’est pas toujours le cas. La baronne, elle faisait ce qu’elle voulait, elle avait es petits jeunes, y’en avait plein, des petits jeunes. Et puis je peux te dire, les mecs, tu leurs mets un tablier et une vache, ils te la sautent, hein ! Non mais c’est vrai. Bon évidemment, si dans une soirée t’as quatre superbes nanas et puis à côté l’ambassadrice et la baronne, soixante-quinze ans, y a peut-être pas photo, mais...


Est-ce que ça fait partie du travail de faire en sorte que ce soit équilibré à ce niveau-là ?

Si, si si, ça on le faisait. Les femmes on les prend, toutes les femmes seules, parce qu’elles sont invitées. Les couples aussi sont invités. Et il y a des soirées avec trop d’hommes, mais de toute façons il faut plus d’hommes parce que les femmes qui viennent là – celles qui apprécient, j’entends - c’est pas un mec qu’il leur faut, ni deux, tu vois : c’est dix, quinze, va savoir. Si tu leur mets un mec, ça va pas aller quoi. Je me souviens de la boulangère...


Ah on change de milieu social, enfin !

...la boulangère du XVIème arrondissement. Elle, elle a même été dans des journaux pornos. Avec son mari, c’était vraiment un couple très hard. Alors c’était pour quel anniversaire ? Je sais plus, ses quarante ans sûrement, et il avait décidé qu’il fallait que les hommes lui souhaitent son anniversaire : autant d’hommes que de bougies. Et lui, il comptait.


Quarante ans, quarante hommes...

Oui. Mais c’est classique, ça. Elle était belle la boulangère, c’était une très belle femme. Lui aussi il était beau, c’était un couple magnifique... Et alors je vous parle d’une époque où il n’y avait pas de préservatif, puisqu’il n’y avait pas de sida. C’était après, les années sida. Et ça a pas mal changé la donne. Après, oui, c’était préservatif obligatoire. Et je me rappelle que parfois une fille venait me voir : « Lui, il a pas mis de préservatif » - c’était au mec de le faire. Alors j’allais voir le mec pour le virer : « Toi, tu remettras plus jamais les pieds ici ». Hors de question.


C’était une autre époque...

Oui, peut-être aussi. Et c’était une boîte très conviviale, il y avait des moments magiques, de la bonne humeur, un véritable échange. Et le manque de tabous aussi. C’est pour ça que j’ai quand même eu de la chance de travailler là-dedans, parce qu’on se sentait bien : y avait tout ce sexe, tout ça, et puis quelque chose de plus. Vraiment. Qu’il y a plus maintenant. Plus du tout. Même plus la peine. Je pense que c’était l’équipe qui faisait ça. Entre nous, on est encore très amis aujourd’hui, ça a créé des liens définitifs. Et moi, en dix-sept ans, j’ai vu des beaux trucs.


Par exemple ?

Une des dernières fois où j’y suis allée, comme ça par hasard, j’ai fait un petit tour en bas, et j’ai gardé cette image-là en tête : une superbe fille blonde et un Noir magnifique. Ils faisaient l’amour, ils faisaient vraiment l’amour, ils étaient dans une sorte de petite alcôve et tout le monde les regardait, ils s’occupaient pas des autres, ils vivaient leur truc. C’était eux, et puis tout le monde regardait, les gens étaient scotchés. C’était très beau, c’était un noir et blanc magnifique. Pour moi, c’était un bel accouplement, ça. Et ils se connaissaient pas.


Ça peut être glauque, aussi.

Ben bien sûr, aussi. C’est pour ça aussi je te dis : y a tout. C’est la représentation du monde, ça peut être très glauque.


Pourquoi est-ce que tu as arrêté ?

J’ai rencontré le préfet.


Ah... Tu as arrêté pour lui.

Ah oui. Du jour au lendemain, oui.


Tu lui avais dit ce que tu faisais dans la vie, au préfet ?

Le jour où je l’ai rencontré, je lui ai dit le jour même. On a divorcé au bout de six ans, et je crois que c’est une des raisons pour lesquelles j’ai divorcé : il a pas pu supporter. Il pensait qu’il pouvait accepter, et en fait il n’a jamais accepté. Pour lui, j’étais vraiment Marie-Madeleine qu’il avait sorti du ruisseau. Et ça, c’était pas trop mon truc : moi j’assume pleinement mon parcours. Il avait peur que ça se sache, parce qu’il était sur écoutes. Il a fait en sorte que ça ne se sache pas, mais je suis sûre que quelque part, c’était marqué. Mais dès le début, il avait voulu qu’on se marie parce que il voulait voyager avec moi. Il m’a dit : « Si on se marie pas, on peut pas voyager ensemble, moi je ne peux pas avoir une maîtresse ». Alors à mon amant, je lui ai demandé : « Qu’est-ce que t’en penses ? Voilà : il veut qu’on se marie ». Il m’a dit : « Écoute, je sais pas mais enfin, pour toi, c’est mieux de finir tes jours comme épouse de préfet que comme directrice d’une boîte de cul. » (rires) Je lui ai dit : « T’as raison ».


Tu étais amoureuse ?

Oh avec le recul je sais pas trop, j’ai peut-être été un peu flattée... C’était aussi une période où je fatiguais un peu. J’ai eu envie de changer de vie, quelque part. Je pense que j’avais atteint le seuil où ça m’amusait moins. Il est arrivé à point nommé. Voilà.


Tu avais quel âge, quand tu as arrêté ?

Cinquante-sept ans. Aujourd’hui, j’en ai soixante-neuf. Et je peux te dire que je suis vraiment bien, bien dans ma peau, dans ce que je vis... Je crois que je suis une femme accomplie de l’intérieur.


C’est le yoga ou c’est l’échangisme ?

C’est tout. Justement, c’est ce mélange. Mais tu sais, moi, je suis passionnée par les gens. Et par l’amour. Je pense que ça, ça y est pour quelque chose. Je ne peux pas me passer d’amour, et c’est avec le même romantisme qu’à dix-huit ans, la même envie qu’à vingt ans, la même passion qu’à quarante. Je suis célibataire parce que c’est pas possible de trouver quelqu’un qui m’aille, mais ça n’empêche pas que j’ai des amants et que je serais très malheureuse si j’en avais pas - mais ça va, j’en ai encore. Pour moi ne plus avoir de sexe, c’est ne plus être en vie. Mais c’est vrai que je parle de ça à ma belle-sœur, elle me dit : « Je comprends pas pas comment tu peux faire l’amour comme ça avec un mec ». Elle, ça fait dix ans qu’elle a pas baisé, bon elle est bien comme elle est, tant mieux. Je lui dis : « Mais c’est pas mon problème, je pourrais pas, j’ai besoin d’être vivante »... Ça s’arrêtera quand ça s’arrêtera. (silence) Mais c’est vrai que c’est plus facile d’être comme ça, enfin la vie est plus facile J’ai pas trop de barrières, j’ai pas de tabous, ça roule mieux, quoi. Non ? Je sais pas. Je sais pas quand on est plus jeune maintenant, je sais pas comment c’est... La vie devant soi, ou la vie derrière soi.


En tout cas, tu as l’air très épanouie.

Ben je me plains pas. (rires) Ce serait quand même malvenu.











 

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