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Dans l’arrière-boutique des traders

Dans l’arrière-boutique des traders

Dans l'arrière-boutique des traders
Mis en ligne le vendredi 26 octobre 2012.

Publié dans le numéro 010 (octobre 2011)

La touche F9, l’anticapitalisme, les montres, les dollars... Propos recueillis par Damien Babet et Baptiste Murat.

Matthieu et Andrés sont traders, Pierre est quant [1]. Tous trois sont Français travaillent à Londres. Les prénoms et certaines données ont été modifiées, afin préserver leur anonymat.

 

Déjà est-ce que vous pouvez nous dire chacun ce que vous faites ?

ANDRÉS  : Alors moi je suis trader dans une banque américaine à Londres... Et donc le métier, en quoi il consiste ? On a des clients, pour leurs besoins, on va utiliser certaines structures, et on va leur donner un prix auquel on va acheter ou on va vendre la structure. Et derrière, on doit gérer le risque de cette structure là et faire de l’argent lors de cette gestion du risque.

 

Et le client, il achète quoi au juste ?

ANDRÉS : Bon ben le cas le plus simple ce serait d’imaginer la personne qui gère nos retraites à tous : on va dire qu’il a de l’argent sur la table, de l’argent qu’il va investir, on va dire dans les actions. Une fois qu’il a investit dans son action, lui, son problème, c’est que si le prix des actions baisse trop, il va perdre de l’argent. Donc il va vouloir un instrument qui le couvre par rapport à ce risque-là. Donc il va nous appeler nous, banque, et nous on va devoir lui donner une option, un instrument qui va le couvrir au cas où le marché baisse. Donc c’est un produit qui va lui donner de l’argent, il recevra un cashflow si le marché baisse. Donc moi je lui vends ce produit-là. Après, ce risque, il est chez moi, il a transféré ce risque et c’est à moi d’utiliser mes compétences pour gérer ce risque-là et même essayer d’extraire de l’argent de cette gestion de risque.

 

MATTHIEU : Bon bah moi c’est pareil, hein, sauf que le sous-jacent, le truc de base, c’est pas des actions mais c’est des taux. Mais sinon c’est exactement la même chose. Pareil, on est supposé avoir des clients, et on est supposé projeter sur différents risques que tu juges orthogonaux, enfin indépendants les uns des autres, et que tu peux... que tu connais, quoi. Tu sais comment ce risque se comporte par rapport à tel autre, etc. Et puis il y a aussi des marchés de gré à gré entre les différents acteurs bancaires pour pouvoir s’échanger ce risque. Parce que des fois il y en a qui se retrouvent en surplus d’un certain risque et puis d’autres qui se retrouvent en défaut de ce risque donc hop, on peut échanger à très faible coût entre les banques du risque, comme ça, ça arrange tout le monde. C’est un peu... bah, c’est un marché, quoi, c’est pour ça que ça a ce nom-là : le marché interbancaire.

 

PIERRE  : Moi, mon métier, c’est quant. En taux. C’est faire des modèles, faire des outils qui permettent d’analyser les risques et de voir ce qu’on a avant d’acheter. Avant de les couvrir ou de les revendre, savoir quels ils sont. Et nous on fait les outils qui servent à faire ça. Mais en pratique, on s’en rend pas vraiment compte qu’on est en train de faire ça... Nous, on appuie sur « F9 », quoi !

 

MATTHIEU : « F9 », c’est pour rafraîchir.

 

PIERRE  : C’est pas pour rafraîchir, c’est pour débuguer. Mais nous, on ne se dit pas « On est en train de calculer des risques », on se dit juste : « Ça, ça marche pas très bien  ». On est hyper concret, quoi. Et je pourrais faire la même chose - d’ailleurs si ça se trouve, je le fais - sans savoir rien sur les métiers du front [2].

 

Du coup quel est ton rapport avec les purs informaticiens ?

 

PIERRE  : Ben y’a un rapport de snobisme, déjà... C’est des histoires de rapports sociaux entre les métiers, en fait : il y a les informaticiens, les quants, les structurers, les traders, et les vendeurs... Et chacun a un regard un peu cliché sur les autres métiers, et les clichés ont la vie dure, j’ai l’impression.

 

ANDRÉS : Une anecdote là-dessus. Quand Pierre disait « on appuie sur F9  », c’est une blague entre nous : plus les mecs font des produits compliqués, plus on va les appeler « F9 monkeys » ! (rires). À la fin de la journée, t’appuies juste sur ton bouton. Faut pas se mentir, il y a beaucoup trop de paramètres qui t’échappent.

 

MATTHIEU : Quand tu fais un truc très compliqué, tu le comprends pas. Donc au final, ce que tu fais quand tu donnes ton prix, c’est que t’appuies sur « entrée »...

 

ANDRÉS : ... et ça te donne un prix basé sur ce qu’un mec comme lui [Pierre] t’as dit que ça devait valoir.

 

MATTHIEU : Voilà, et le mec comme lui, comme tu dis, il fait « F9 » pour débuguer : il a pas la vision globale.

 

ANDRÉS : Et toi tu dis « Ok, il pense que ça vaut ça, je vais prendre de la marge », mais cette marge-là, tu sais pas si elle est suffisante ou pas, alors tu vas la prendre [claquement de doigts] parce que « F9 monkey », quoi ! Un singe, il mettrait le prix, ce serait pareil. Alors que quand les choses sont très simples, on comprend bien ce qu’on est en train de faire et si on fait quelque chose, c’est parce qu’on a envie de prendre ce risque-là, qu’on en est conscient et qu’on aime ce risque-là.

 

Bon. Vous pouvez décrire ce que vous faites en arrivant au bureau le matin ?

PIERRE  : Moi j’y vais à pied. C’est au troisième étage, salle de marché, il y a plein de gens. J’arrive, je dis bonjour.

 

MATTHIEU : Personne te répond.

 

PIERRE  : Personne me répond. (rires) J’ouvre Windows, je regarde mes mails, et après j’ouvre Visual Studio, qui est mon outil de code. J’ai trois écrans, un PC (soupirs moqueurs des deux autres). Après, moi, j’ai de la chance : dans mon équipe, on fait une petite pause lunch (nouveaux soupirs moqueurs), c’est-à-dire qu’on va à la cantine - ça, je pense que c’est rare. Et voilà, on rentre, on prend un café, et on recommence... Jusqu’à sept heures. Mais bon, honnêtement, pendant la journée, si je veux parler à personne je peux parler à personne.

 

Dans ton équipe (et au lunch), il y a qui ?

PIERRE  : Mon boss et mes collègues. On est cinq.

 

Tous des quants  ?

PIERRE  : Oui. Et des fois on mixe avec l’équipe d’à côté où ils sont quant IT. Les informaticiens.

 

MATTHIEU : Ils sont inférieurs...

 

ANDRÉS :... alors de temps en temps ils leur font un petit plaisir !

 

PIERRE  : Voilà, dans l’échelle du cliché...

 

MATTHIEU : Attends, pas que dans l’échelle du cliché : dans l’échelle de la paye aussi.

 

PIERRE  : Ça, c’est pas sûr.

 

ANDRÉS : Oh si ! Ben sinon tu t’es fait avoir ! (rires)

 

Vous parlez entre vous, dans la journée ?

PIERRE  : Non.

 

T’as aucune interaction, à part avec ton ordinateur ?

PIERRE  : Si, de temps en temps, avec mon N+1 ou avec mon N+2 pour savoir ce qu’on me demande et comment je vais faire. Mais sinon j’ai pas de contact.

 

Et comment on devient quant  ?

 

ANDRÉS : Thèse de maths, thèse de physique.

 

MATTHIEU : Pour les non-Français, toujours un doctorat. Pour les français, une école d’ingénieur.

 

PIERRE  : En fait c’est surtout le DEA qui te fait rentrer. Après...

 

ANDRÉS : ... si t’es français, ouais, c’est école d’ingé plus le DEA d’El Karoui [3].

 

Ce sont des gens qui ont déjà eu une expérience professionnelle ou c’est un premier métier ?

PIERRE  : J’ai l’impression que c’est le premier métier de tout le monde. Les gens, ils rentrent quant, ils essayent de devenir traders ou structurers. Dans l’autre sens ça arrive mais c’est rare.

A cause des salaires, qui sont plus faibles, en tout cas les bonus sont plus faibles chez les quants.

 

Et toi, Mathieu, ta journée type ?

MATTHIEU : J’y vais à vélo. En plus y’a des douches là-bas, des salles de sport, tu peux tout faire. Donc j’arrive vers huit heures, ce qui est trop tard. Huit heures moins le quart, ce serait bien, comme ça j’aurais le temps de lancer tes trucs avant que ça commence.

 

Avant l’ouverture du marché ?

MATTHIEU : Ben ouais, sauf que je la respecte pas. J’arrive à huit heures, huit heures dix. Et quand ça bouge énormément, comme en ce moment, il faut venir plus tôt parce que sinon t’es en retard toute ta journée, et t’as vraiment une surdose de stress qui vaut pas le coup. Et sinon, moi, j’ai trois PC, sept écrans.

 

Quel est l’intérêt d’avoir trois PC, sept écrans ?

MATTHIEU : C’est des applications hyper lourdes, qui demandent une mémoire vive énorme, donc t’as besoin de trois PC pour les faire tourner, sinon, ça bugue. J’ai quatre écrans en bas, et trois écrans en haut. C’est un mur d’écrans. Et en gros j’aime bien me laisser un petit espace libre, c’est pour ça que j’en ai sept et pas huit - mais je devrais en avoir huit, ce serait plus simple. Et la salle, c’est une salle immense, avec des horloges et puis des télés, des grosses télés avec les chaînes de news qui passent en continu. Et il y a des vitres mais elles sont loin parce que la salle elle est super grande, il y a mille personnes dedans.

 

Mille personnes ! Avec tous les métiers de la banque ?

MATTHIEU : Non. Juste le front office.

 

Sur ces mille personnes, tu en connais beaucoup  ?

MATTHIEU : Une : moi. (rires) Non mais... les autres, ils viennent te faire chier, en gros.

Parce qu’ils ont besoin de toi pour des trucs, des machins, ils sont tout le temps là : « Ah  ! J’ai besoin d’un prix, na na na, j’ai besoin d’un machin, na na, tu peux me faire ça ? » T’as toute la terre qui vient te faire chier pour des raisons ou pour d’autres. Alors ça peut être pour un client, ça peut être parce qu’il comprend pas ton risque, ou que t’es au-delà des limites autorisées, tu vois, des trucs comme ça.

 

Elles sont fixées par qui, ces limites ?

MATTHIEU : C’est politique. Elles sont fixées avec les boss et avec les gens qui contrôlent les risques.

 

Parce qu’il y a des contrôleurs de risque ?

Andrés : Plein ! Depuis 2008, c’est la grande mode. Depuis 2008, t’en as, mais à foison, quoi ! Moi je pense, sans déconner, que j’ai cinq mecs qui me contrôlent.

 

Ils sont dans la salle avec vous ?

MATTHIEU : Ça dépend. Il y en a. Nous on a trois market risk différents - « Market risk », ça s’appelle, c’est des mecs qui te contrôlent, qui te recontrôlent. La seule chose qu’ils font de la journée, eux, c’est « shift F9 » : rafraîchir leur feuille Excel pour voir ce que tu fais. Donc eux, ils viennent te faire chier de temps en temps. Et ce qui est bien, avec les prouesses technologiques, c’est qu’il y a des milliards d’outils pour te faire chier. Donc si tu veux t’as sept écrans, et en dessous t’as une platine, un complexe téléphonique où t’as deux téléphones, donc deux lignes téléphoniques séparées, tu peux prendre deux appels en même temps. Et puis sur la même platine, t’as aussi des boîtes. Des boîtes où t’as les mecs qui te gueulent des trucs, et t’as pas besoin de décrocher pour les entendre. Donc en général c’est les brokers [4]qui gueulent « Ouais j’ai un prix de ça, ouais machin, ouais, Matthieu ! Matthieu ! Matthieu ! Tu m’prends ? Tu m’prends ? Tu m’prends ? »

 

Et les brokers, c’est qui ?

MATTHIEU : Les brokers, c’est le marché interbancaire, en fait. Ils vont dire « Tiens, la banque A, elle a un intérêt à acheter, est-ce que t’aurais pas un intérêt à vendre ? Est-ce que t’aurais pas un intérêt à vendre ? EST-CE QUE T’AURAIS PAS UN INTÉRÊT À VENDRE ?  » Au bout d’un moment, t’en as trop marre alors tu le prends : « NON J’AI PAS UN INTÉRÊT À VENDRE ». Et voilà.

 

En open space, ça doit être une cacophonie incroyable...

ANDRÉS : Exactement. Parce qu’il y a toutes les boîtes qui parlent en même temps.

 

MATTHIEU : Téléphone, boîte broker, et les mails de Outlook ou Lotus Notes, pour les banques qui sont encore arriérées... Après t’as les mails Bloomberg, c’est encore un autre outil pour te faire chier : t’as un abonnement Bloomberg, un compte Bloomberg où t’as des news, des trucs de marché, et tout un système d’e-mail. Et aussi le tchat Bloomberg.

 

PIERRE  : Tu peux éteindre la boîte ?

 

ANDRÉS : Tu mets le son off et puis voilà... Moi je fais ça. Ou sinon tu dis au mec : « Si tu parles encore dans la boîte, je coupe ta ligne pendant un mois ! »

 

MATTHIEU : Voilà les relations entre vendeurs et traders... Et quand ils te demandent un prix, ils te balancent un mail et en même temps ils t’appellent : « JE T’AI ENVOYÉ UN MAIL - Ouais je sais - IL FAUT QUE TU ME DONNES UN PRIX TOUT DE SUITE TOUT DE SUITE... » Et tant que t’as pas répondu, ils te rappellent toutes les minutes, et tu te fais harceler.

 

Vous vous tutoyez tous dans l’équipe ?

ANDRÉS : Le vouvoiement, j’ai jamais vu ça en banque. Sauf peut-être chez les mecs qui font du M&A.

 

Du ?...

MATTHIEU : M&A, mergers and acquisitions, fusion et acquisition. Mais ça, c’est un autre monde, ça n’a rien à voir avec nous. Eux, ils sont en costard. Alors que nous, on pourrait y aller en t-shirt.

 

ANDRÉS : Moi, en semaine, j’y vais en chemise, pantalon, chaussures de ville. Et ma journée, c’est à peu près pareil. En terme d’installation, j’ai trois PC, six écrans... et j’ai de la chance : je suis à côté de la fenêtre, je vois la lumière du jour.

 

Combien y’a de femmes, sur les mille personnes du front office ?

MATTHIEU : Chez nous il y a deux tradeuses sur tout le floor.

 

ANDRÉS : Nous, il doit y avoir cinq nana en tout. Mais si on regarde selon les fonctions, je pense que le ratio sera pas le même. Alors en trading... Bordel, sur mon floor, en trading est-ce qu’il y’a une nana ? (silence) Ben non ! Y’en avait une mais elle est tombée enceinte et elle est pas revenue. (rires) Donc sur cinquante traders, y’a pas de nana. En structuration [5], je sais pas, ils doivent être trente ou quarante, il doit y avoir peut-être trois nanas. En vente...

 

MATTHIEU : Y’en a plein !

 

ANDRÉS : ... en vente c’est assez bien réparti, je dirais 35% [de femmes] et 65% [d’hommes]. Ou 30/70.

 

MATTHIEU : Plus y’a de client facing [6], plus y’a de femmes.

 

PIERRE  : Ouais. Et en quant, en gros moi je dirais 20% de femmes. Et en structu’ non plus, y’en a pas beaucoup.

 

Mais c’est chez les traders qu’il y a le moins de femmes ?

ANDRÉS : Exactement. Mais je pense que le métier s’y prête bien aussi.

 

Les autres : Ouais !

 

C’est à dire ?

ANDRÉS : C’est super débile, ce que je vais dire mais... en tout cas je vois mes sœurs, même ma copine, un environnement où les mecs passent la journée à raconter des blagues à la con, je suis pas sûr qu’en tant que femme t’aies envie d’être là-dedans.

 

MATTHIEU : C’est un peu violent, quoi.

 

ANDRÉS : C’est assez... C’est très masculin, quoi.

 

MATTHIEU : Assez macho.

 

ANDRÉS : Tu vois, c’est tout dans la réactivité, tout dans le stress, tout dans le rush. Alors que bon structuration, quant, c’est souvent des projets, tu bosses sur ton truc, tu sais ce que tu fais, t’as le temps de réfléchir. Alors que là c’est vraiment un métier débile de pur réflexe, souvent primaire. Tu réfléchis, tu vois, mais la réflexion elle dépassera pas dix, quinze minutes.

 

PIERRE  : Et les femmes elles peuvent pas faire ça ?

(Rires)

 

ANDRÉS : Je sais pas, moi je pense qu’en tant que mec, et avec les jeux débiles qu’on fait quand on est gamin... Tu vois, c’est un monde super de compétition.

 

Même avec les mecs qui sont sur ton propre desk ?

ANDRÉS : Ouais, parce que le mec il va dire : « Tu fais combien aujourd’hui ? - Moi je fais ça - Toi tu fais ça ? - Ok. Moi je fais ça, mais demain je te mets ta race ! »

 

PIERRE  : Et après même dans la vie privée ça devient une blague, le fait qu’on soit tout le temps en compétition...

 

ANDRÉS : C’est devenu des réflexes débiles, y’a un match de foot on dit « Tu paries combien sur le résultat ?  ». Tout ce que tu fais...

 

MATTHIEU : ...devient marché.

 

ANDRÉS : Devient marché, et y’a forcément...

 

MATTHIEU : ... un prix, quoi !

 

ANDRÉS : Y’a forcément un prix pour ce truc-là : « Donne-moi le prix, on va voir si t’es malin  ». On est déformé professionnellement !

 

MATTHIEU : Ouais, c’est parce qu’au bout d’un moment ça t’imprègne, quoi. T’as un prisme de formation, tu fais vraiment ça toute la journée et il faut que tu sois dans ce prisme à la con pour pouvoir faire ton métier.

 

Et qu’est-ce que c’est, ce prisme ?

ANDRÉS : Risk and Reward. C’est la seule leçon que je retiens de ce boulot que je fais depuis cinq ans.

 

Le risque et le gain...

ANDRÉS : Je vais prendre une décision, même dans la vie de tous les jours, et je vais me dire « Qu’est-ce que je suis en train de risquer, et quel est le gain potentiel pour ce risque-là ?  » Si je trouve qu’il n’est pas nécessaire alors je m’en fous, je le prends pas. Et c’est très sérieux. J’étais en vacances avec Nico, qui fait le même boulot dans une autre banque, et à un moment dans un magasin la différence de prix, c’était un dollar. Et Nico, il me disait : « No way que je paye ce dollar de plus, j’ai l’impression de me faire avoir ! »

 

MATTHIEU : ... de se faire arbitrer ! Se faire arbitrer, c’est clairement prendre un truc à un prix alors que tu penses que ça ne vaut pas ce prix-là.

 

ANDRÉS : Tu te dis : « Ok. Ce que tu me fais payer là, cette prestation, ça vaut pas ça, tu te fous de ma gueule ! » Et Nico était prêt à rouler deux kilomètres de plus pour aller acheter ailleurs, pour pas lui payer son dollar !

 

PIERRE  : L’arbitrage, ça a une vraie définition : c’est un « free lunch  ». C’est-à-dire que tu peux faire de l’argent sûr...

 

MATTHIEU : ... sans risque. (à Andrés ) C’est ce que tu dis, le sens propre de l’arbitrage, c’est que lui il achète un truc à dix mille pounds à quelqu’un et le mec qui lui vend, tout de suite derrière il achète le même truc, le même ! A neuf mille pounds. Et il sait qu’il peut le faire. Et donc là, tu vois, il fait un gain sans risque. Ça, c’est du vrai arbitrage.

 

Donc se faire arbitrer c’est le pire qui peut t’arriver ?

Tous : ouais ! (rires)

 

MATTHIEU : Putain tu te fais arbitrer... C’est la lose ! Tu déprimes.

 

Et ça vous arrive ?

MATTHIEU : Eh ben bien sûr, avec les clients. Y’a des clients qui sont experts ! Ah le client, quand il te parlait, il était bien gentil : « Ouais alors les compagnies d’assurance, machin... » Mais c’est pas ça, les clients ! Les clients, en tout cas maintenant, c’est ce qu’ils appellent « fast money », et ceux qui bougent l’argent c’est les hedge funds [7]. Et eux, leur métier, c’est de t’arbitrer.

 

PIERRE  : C’est un métier, « arbitrageur » - même en anglais, je crois qu’on dit « arbitrageur »

Comment ils font ?

 

MATTHIEU : Eh ben ils réfléchissent beaucoup à des produits à la con, où ils se disent que tu vas pas voir le vrai risque là-dedans et que tu vas l’acheter au mauvais prix. Et toi, t’as une minute, de toute façon.

 

ANDRÉS : Et le truc c’est qu’eux, ils ont tout le temps qu’ils veulent pour réfléchir...

 

MATTHIEU : ... et après ils balancent à toutes les banques en même temps. Ils disent : « Please make me a price là-dessus  ». Alors ils te demandent pas juste un prix, « Je veux acheter ça, montre-moi où est ton prix de vente », non non. Ils disent : « Please make me two ways », et « two ways », c’est le prix auquel tu vends et le prix auquel tu l’achèterais. Et ils te disent pas où ils vont te taper.

 

ANDRÉS : Un, c’est des professionnels, des mecs qui ont fait nos boulots pendant cinq à dix ans, donc ils sont autant, sinon plus expérimentés que toi. Ils savent très bien quelles sont les limites de ce que tu es en train de faire. La deuxième chose, c’est qu’ils réfléchissent sur des situations de stratégie pendant un mois, ils ont eu le temps de la regarder dans tous les sens. Alors que toi, quand ils t’ont demandé le prix, il doit être fait maximum dans les cinq minutes qui suivent.

 

MATTHIEU : Mais alors grand, grand max ! Et si c’est cinq minutes, c’est avec un mec qui t’appelle toutes les minutes.

 

ANDRÉS : Et le plus gros avantage, surtout, c’est qu’ils vendent à dix banques en même temps...

 

MATTHIEU : ... ouais, quinze banques !

 

ANDRÉS : Et c’est là que le jeu est pervers, parce que s’il traite avec toi, toi le risque que tu as récupéré de lui - vu que les autres banques, elles n’étaient pas prêtes à vendre au prix où tu as vendu - c’est que toi, ta position, t’as intérêt à être amoureux d’elle parce qu’elle va te suivre pendant quelques temps !

 

MATTHIEU : Il y a aucune chance que tu l’offsètes d’un marché puisque le marché, de toute façon, le sait.

 

Mais pourquoi vous refusez pas ce prix ?

Tous : Aaaah !

 

MATTHIEU  : C’est la grande question...

 

ANDRÉS : Y’a des moments, je dis non ; y’a des moments je dis pas non. T’as des vendeurs dont le métier est de vendre juste des produits. Et donc eux ils poussent dans le sens de « On dit pas non  », parce qu’ils ne voient que leur intérêt.

 

MATTHIEU : Ils voient pas l’intérêt de la banque.

 

Ces vendeurs, ils sont payés à la com ?

ANDRÉS : Voilà... Sauf que si c’est un produit un peu complexe, il a une dynamique, et il se peut qu’avec cette dynamique à la fin de la journée t’ais perdu de l’argent en gérant le produit. Sauf que le sale, lui, il a déjà pris sa commission. Et après, le risque, ben démerde-toi, c’est ton boulot : t’es trader, t’es censé être plus intelligent. Et si t’as perdu de l’argent, ben t’es un mauvais trader, t’es un naze. Mais le vendeur, son objectif c’est que ça traite ça traite ça traite, comme ça il récupère des taux.

 

Donc en résumé, il y a des hedge funds qui fabriquent un produit, par exemple, dont ils savent qu’ils peuvent l’acheter à 9. Ils en font un produit difficile à lire, et ils vont le proposer à la banque à 10...

ANDRÉS : A plein de banques, toutes les banques !

... sans dire s’ils vendent ou s’ils achètent. Et ils ont un vendeur qui est en quelque sorte un complice au sein de la banque, qui travaille presque pour eux...

ANDRÉS : Clairement...

... et qui va dire « oui, on vous l’achète », et qui va vous forcer à proposer un prix.

Andrés : Voilà.

... Et là vous vous faites arbitrer parce que le mec il a acheté à 9 il a vendu à 10.

MATTHIEU : Pas forcément. Mais c’est vrai que le mec, il peut te crosser.

 

ANDRÉS : Il peut te crosser, y’en a qui le font. Mais souvent, le client, en fait il a envie de prendre cette position-là parce qu’il pense qu’elle est bien. C’est juste que tu l’as vendue à un prix qui correspond pas du tout, que ça vaut beaucoup plus que ça.

 

PIERRE  : Et y’a un autre truc qui se rajoute, c’est que la position elle d’autant meilleure que vu que le hedge fund achète et que toutes les banques savent qu’il a acheté, tout le monde veut acheter : c’est autoréalisateur.

 

MATTHIEU : Surtout si le fonds gros et connu, tu vois. T’as des fonds star.

 

Par exemple ?

Tous : Timothy Trademark !

Expliquez la « prophétie autoréalisatrice »...

ANDRÉS  : Alors moi j’achète un truc, et je suis Timothy Trademark...

MATTHIEU  : T’as de la chance ! (rires)

ANDRÉS : Et je suis immense...

MATTHIEU : ... et t’es réputé smart.

ANDRÉS : Et je suis réputé pour être un fonds intelligent, qui fait des choses intelligentes...

MATTHIEU : ... et qui rapportent de l’argent...

ANDRÉS : Et je vais voir dix banques, je leur dit « Ok, cotez-moi ce truc-là », et j’achète chez une banque. Les autres banques savent que j’ai coté. Et ce qui se passe c’est que souvent il va donner le feed-back aux autres, il va dire : « J’ai acheté à tel niveau  » – il va peut-être pas donner le bon niveau, mais il va dire « J’ai acheté  ». Et donc toutes les autres banques vont dire : « Timothy Trademark a acheté ça. Ok on va regarder, peut-être qu’il y a un truc intelligent à faire ». Et l’autre qui a vendu le produit, il va venir dans le marché pour pouvoir recycler son risque... Et tout le monde va lui dire « Non non, Timothy Trademark l’a acheté et tu crois que nous, on va te le vendre ?! » Donc tu vois ça s’auto-entretient : Timothy Trademark l’a acheté, faut l’acheter.

 

PIERRE : Et tout le monde suit, quoi.

 

ANDRÉS : Et même si le mec, il a pas nécessairement raison, il a engendré un peu de panique dans le marché parce qu’il fait de la taille. Mais le business hedge funds, la raison pour laquelle les banques l’ont poussé au début, c’était quoi ?

 

MATTHIEU : Offseter le risque.

 

ANDRÉS : Exactement. T’avais du retail [8], c’est à dire des gens comme ma grand mère, qui achetaient des produits financiers. Les banques se gavaient tellement en face d’eux – à chaque fois qu’il y a quelqu’un qui vient pour investir, qui est moins regardant et qui paye un peu plus, les banques avaient du gras dans ces deals-là. Et elles étaient contentes d’avoir des hedge funds en face, qui étaient des gens qui aimaient prendre du risque et qui te recyclaient ton risque : tu leur transférais une partie de ton risque. Et le danger, maintenant, c’est qu’il y a de moins en moins de gens qui investissent en equities [9], sauf que les hedge funds sont toujours là à dire « Oh oh ! moi je veux prendre du risque ». Et c’est devenu tes principaux clients. Mais avec eux, tu n’as jamais fait du gras en fait, t’as toujours perdu par rapport à ce que ça vaut vraiment. Et avant, tu te disais : « Ok, je récupère cinq euros de l’autre côté, même si j’en perds un en recyclant mon risque chez l’autre, je m’en fous ». Alors que maintenant tu n’as plus ces cinq euros de l’autre côté. T’as rien, et c’est l’autre qui vient te piquer ton euro dans ta poche. Alors pourquoi les gens les cotent ? Ben parce que les vendeurs hedge funds, il faut qu’ils justifient leur rôle. Et surtout, parfois, on se retrouve avec un fonds dont tout le monde sait que les mecs, ils sont juste là pour t’emmerder et chercher l’opportunité d’arbitrage... Sauf que c’est des super potes du CEO [10]...

 

Et pour en venir à ce qui se passe depuis 2008 : comment vous avez vécu la crise de Lehman Brothers ?

ANDRÉS : Un pote bossait chez Lehman, donc je m’en souviens très, très bien. Je suis rentré de week-end et lui il était là, accroché aux news pour savoir s’ils allaient être rachetés ou pas. Et quand on a vu qu’ils n’allaient pas être rachetés, on a eu des e-mails : « Demain tu ramènes ton cul au boulot à 4h30 du matin »...

 

MATTHIEU : En gros, une faillite, on n’avait jamais vu ça. Alors il fallait remplacer tous les trades face à Lehman...

 

ANDRÉS : Fallait voir si nous, on gagnait de l’argent ou si on en perdait par rapport à Lehman.

 

MATTHIEU : C’était bizarre... Et c’était pas une journée, c’était déjà les semaines d’avant, c’était incroyable...

 

ANDRÉS : Toutes les semaines d’avant, c’était des niveaux de volatilité du marché qu’on n’avait jamais vus depuis 1987...

 

MATTHIEU : Il y avait beaucoup plus de leverage [11]dans l’économie, donc si tu veux c’était des trucs monstrueux qui éclataient, dont personne n’avait idée. C’était comme au cinéma, quoi, c’était genre Godzilla, tu vois un énorme truc qui arrive dans New York ! C’était intéressant...

 

ANDRÉS : Ouais, c’était instructif, les périodes où les paramètres bougent dans tous les sens. T’avais même pas besoin de faire une grosse pause pour faire beaucoup d’argent...

MATTHIEU : ...ou en perdre beaucoup...

ANDRÉS : ... parce que tout allait dans tous les sens.

 

PIERRE  : Moi, j’ai pas été impacté techniquement comme ça, mais on en parlait beaucoup. Et après, je pense, plutôt avec une certaine jubilation... On se demandait tous : « Qu’est-ce qu’il va se passer ? »

 

ANDRÉS : Ouais, c’était excitant ! T’avais une nouvelle qui sortait toutes les cinq minutes, tout le monde était aux aguets... « What’s next ?  »

MATTHIEU : Le truc c’est que nous, on trouvait ça rigolo parce qu’on était assez jeune, on n’avait pas du tout les postes et les responsabilités qu’on a maintenant.

 

ANDRÉS : Et le Lehman en lui-même, ouais, c’était excitant, mais les conséquences ont complètement changé le monde de la banque et de la finance, dramatiquement. Les books ont perdu beaucoup, beaucoup d’argent, et ce qui est dramatique, c’est que les clients ont perdu de l’argent.

 

MATTHIEU : Parce qu’ils arrivaient dans des zones où ils n’étaient absolument pas couverts. Tout le monde disait : « ça arrivera jamais, appuie sur F9 et prends la marge  »... Mais en fait, c’est pas un jeu à somme nulle.

 

Et cet été, quand la Société Générale a perdu 15% en un jour, c’était un peu la même ambiance ?

MATTHIEU : C’était pas la même ambiance. Mais là, depuis un mois ou deux on retourne dans un truc à mon avis beaucoup plus sévère que Lehman, parce qu’on est passé d’une crise financière à une crise souveraine. Et c’est normal, qu’on y passe, parce on a transféré tout le risque des entreprises sur les Etats. Sauf que maintenant... Tu peux plus transférer !

PIERRE  : Si, je pense que tu peux transférer : tax payer [12] !

MATTHIEU et ANDRÉS : Tax payer, ben oui.

ANDRÉS : De toute façon, les impôts ne peuvent qu’augmenter.

PIERRE  : C’est tax payer ou inflation, ou récession, donc c’est les citoyens qui vont ...

ANDRÉS : ...non mais l’inflation, ils vont la mettre, c’est obligé ! Vu qu’y a pas de croissance, ils vont te mettre de l’inflation.

PIERRE  : Mais tu peux pas dire « On va mettre de l’inflation  » quand t’es dans l’euro et que t’as l’Allemagne qui n’est pas encore vraiment en crise. Faut attendre que ça impacte vraiment l’Allemagne pour qu’ils acceptent d’avoir de l’inflation - en tout cas en Europe, parce que je pense qu’aux US elle est repartie.

ANDRÉS : Ah oui, aux US, ils vont à l’inflation. Et pour l’Europe, attendons les Allemands.

 

Est-ce que les gens qui travaillent dans la finance ont des parents qui travaillaient dans la finance ?

PIERRE  : Euh, non. Mon opinion, c’est qu’il y a une grosse section d’anticapitalistes dans la finance - en tout cas idéologiquement.

ANDRÉS : Dont tu fais partie ?

PIERRE  : Dont je fais partie, dont je pense que beaucoup de gens font partie. Y’a deux types de gens : ceux qui trouvent ça bien, et ceux qui trouvent que c’est de la merde mais qui sont là parce que ça gagne des sous.

ANDRÉS : Matthieu, lève la main ! (rires)

PIERRE  : Et beaucoup de gens que je fréquente sont comme ça, surtout dans le milieu quant où t’es un peu moins exposé. Et pour revenir à ce que je te disais tout à l’heure, la jubilation pendant la crise de Lehman, nous on se demandait : « Est-ce qu’on va arriver à une fin de ce système-là ? ». Sachant que ça ferait pas du bien personnellement mais... Si y’a plus de banques, on fera tous autre chose.

 

Et est-ce que c’est des métiers dans lesquels on se retrouve là un peu par hasard...

MATTHIEU : À part Andrés qui avait un plan de carrière dès l’âge de deux ans (rires)... Moi, ça a été un peu par hasard. J’étais à Londres, j’ai vu la Vierge avec un dollar au-dessus... Après, eux (Pierre et Andrés), ils ont quand même suivi les cours de finance de notre école d’ingé, moi non.

 

ANDRÉS : Mais même pour moi, c’est arrivé sur le tard. En faisant des math, je tenais jusqu’au bout à ne pas me spécialiser, parce que je savais pas trop ce que je voulais faire. Au début j’ai commencé à être quant, je faisais des trucs sympas, et je me suis dis « Je vais continuer à faire des maths, et en plus je vais être super bien payé ! » Et puis tu te dis, « Il est pas plus intelligent que moi l’autre abruti, pourquoi il devrait être payé plus que moi ? Ben fine, je vais voir ce qu’il fait, ça l’air marrant  ». Tu essaies et puis tu te prends au jeu, quoi. Et t’y restes.

 

PIERRE  : Être trader, tu vois, c’est ça l’évolution du quant, mais c’est juste pour le fric...

 

ANDRÉS : C’est pas juste pour le fric, je trouve que c’est plus fun : il y a des risques, le marché bouge, tu fais de l’argent, tu perds de l’argent, c’est euphorique !

 

MATTHIEU  : Et puis t’es directement connecté à l’économie. C’est marrant, les décisions sur l’économie globale, il y a un impact direct sur ta vie.

 

ANDRÉS : Mais à la base, ouais, tous les trois on a des sensibilités politiques qui sont pas très compatibles avec les métiers qu’on fait...Peut-être qu’en fait on est vraiment différents de ce qu’on croit être, de nos idéaux ? Ou qu’on est des gros connards ! Ou alors on s’est retrouvés là par hasard... J’en sais rien.

 

Et il n’y a pas de gens dont les parents étaient déjà banquiers ou dans la finance ?

PIERRE  : Je pense qu’on est placés trop bas. Les gens qui sont nés dans la finance, ils arrivent directement dans des métiers de financement.

 

ANDRÉS : C’est vrai parce que le trading, aujourd’hui, ça a une certaine connotation genre golden boys, flambeurs. Mais il faut pas oublier qu’historiquement, à la fin des années 1970, début 1980, tous les mecs qui sortaient de leur MBA [13]voulaient faire de la M&A. Et c’est des gens qui n’avaient pas ces jobs-là qui se retrouvaient avec des ordinateurs à faire des trucs dans leur cave... Jusqu’au jour où on s’est rendu compte que dans la cave, on pouvait faire plus de fric qu’en allant voir des clients et en faisant des deals de M&A.

 

PIERRE  : Là, t’as pas besoin de réseau pour y arriver.

 

Et les clichés du trader avec une Richard Mille [14]au poignet, ça existe vraiment ?

ANDRÉS : Je le connais ! Dès que c’est un peu calme, un type de mon desk va sur Watch Club. Et des fois je lui demande : « Qu’est-ce que tu regardes ? - La Audemars Piguet. J’ai envie de l’acheter, j’ai envie de l’acheter... » Et une semaine après, il l’achète. Ça vaut 15 000 ou 20 000 livres, la montre. Un mois après, il rachète la même, d’une couleur différente ! Bon, tu peux te dire qu’il est sérieusement dérangé, mais le mec, il vit comme ça. Après c’est un Brit, il a commencé à vingt ans, il en a quarante maintenant, il a sa grosse baraque, sa Maserati, il s’achète ses montres, il kiffe, il est content. Mais je pense que nous, on est très différent.

 

Les Français de Londres qui travaillent dans la finance, ils sont nombreux ?

ANDRÉS : Tu vas te promener vers Battersea Park, et tu les vois, les couples de la finance. À Chelsea, tu traverses le pont, tu les vois les femmes avec leurs poussettes, pendant que leur mari est au bureau : y’en a une armée ! C’est elles qui lisent How to Spend It [15], c’est pas leurs maris. Elles, c’est un peu l’équivalent des WAGs [16]des footballeurs. C’est assez triste... Et les enfants, ils vont tous au lycée français.

 

MATTHIEU : Mais les Français que tu connais, c’est souvent des gens de ton école.

 

ANDRÉS : Et ce qui est triste, c’est que la majorité des gens que je fréquente ici, c’est surtout des banquiers. C’est un peu la lose ! Des banquiers qui traînent avec des banquiers.

 

Et que font les banquiers, pendant leur temps libre ?

ANDRÉS : Bouffer des sushis et faire du sport.

 

MATTHIEU  : Boire des bières. Faire des sports de combat.

 

ANDRÉS : Autour de la City, t’as plein de club de boxe, de boxe thaï, d’Ultimate Fighting... et la moitié des gens, c’est des Français de la finance.

 

Et dans votre environnement de travail, il y’a des gens de soixante ans ?

MATTHIEU : Non, zéro.

ANDRÉS : Les mecs de quarante ans, déjà, je les traite de vieux. A cet âge-là, soit tu aimes bien être manager, et t’auras monté dans la hiérarchie, tu seras devenu chef de desk, chef de machin, tu ne seras plus trader. Soit t’aimes pas tout cet aspect managérial et tu vas travailler dans un fonds. Ou tu quittes carrément...

 

MATTHIEU : Dans l’assurance, t’as pas mal de vieux. Parce que trader, ça te déglingue comme boulot. Ça te fatigue bien plus que la normale. Et t’as des périodes de stress, parce que l’économie est stressée ou parce que ça se passe mal, et quand ça se passe mal dans ce boulot, c’est vraiment, vraiment, le bad trip, quoi.

(un silence)

 

Et au fait, vous gagnez combien, vous ?

MATTHIEU  : Euuuhh... le salaire fixe ? Je sais même pas si on peut le dire, ça... Bah, on gagne bien notre vie par rapport à d’autres métiers... Après, le problème, c’est que tu as des repères qui sont complètement biaisés. Tu te compares à la fois aux mecs qui sont autour de toi, et à l’ancien temps.

 

Vous savez combien ils gagnent, les mecs autour de vous  ?

ANDRÉS : Tu peux te faire une idée, en fonction de ton P&L [17], de ce qu’ont gagné les autres.

 

MATTHIEU  : Enfin, une petite idée...

 

ANDRÉS : Quand même ! Tu peux te tromper de 100 000 dollars, fine, mais pas plus que ça.

 

MATTHIEU  : de 100 000 dollars... de 300 000 dollars, ouais !

 

 

NOTES

[1] Analyste quantitatif.

[2] Le front office, équipe des opérateurs de marché.

[3] Le master « probabilités et finance » de l'université Paris 6.

[4] Courtier, intermédiaire dans une transaction.

[5] Métier du front office, jouant un rôle de construction de produits financiers intermédiaire entre les vendeurs et les traders.

[6] Interaction avec les clients.

[7] Fonds d'investissements spéculatifs spécialisés dans les produits financiers complexes, ils sont très peu régulés

[8] Banque de détail.

[9] Investissements en actions.

[10] Le Chief Executive Officer, PDG.

[11] Effet de levier : miser sur l'endettement en vue d'une rentabilité future accrue.

[12] Les contribuables.

[13] Master of business administration.

[14] Montre à 500 000 dollars.

[15] Supplément hebdomadaire du Financial Times sur les biens de luxe.

[16] « Wives and girlfriends ».

[17] Le Profit and loss statement, pertes et profits.

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