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Enseignes et devantures

Enseignes et devantures

Enseignes et devantures
Mis en ligne le jeudi 12 juin 2014 ; mis à jour le lundi 26 mai 2014.

Publié dans le numéro 010 (octobre 2011)

« Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques » (Baudelaire, « Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle... »)

Les conseils de quartier bruissent depuis des années de récriminations amères. Ce sont les « couleurs innommables » des enseignes de la place de la Sorbonne, « des écharpes et autres, plus affreuses les unes que les autres, qui pendent ici et là toute la journée », et aussi « ces gens », ces « camelots » sans foi ni loi ni vitrines, dont « on dirait qu’ils ont les culs de camion ouverts » sur le boulevard Saint-Michel. En somme, le scandale qui offusquait le Caritidès des Fâcheux de Molière se perpétue : de « grands et notables abus [...] se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris », dont les « ignorants compositeurs [...] renversent, par une barbare, pernicieuse et détes­table orthographe, toute sorte de sens et raison ».
La ville a donc adopté au début de l’été, et à l’unanimité, un nouveau « Règlement de la publicité et des enseignes à Paris ». Pour soutenir la contrainte par la douceur de la persuasion, et entreprendre l’éducation esthétique des commerçants de bonne vo­lonté, la mairie édite aussi un fascicule qui égrène divers « conseils utiles pour créer & concevoir sa devanture commerciale et son enseigne ».
On y apprend que les rues constituent aujourd’hui des paysages, dont la qualité est non seulement à garantir mais aussi à améliorer, dans l’intérêt de leurs usagers. Aussi est-on vivement incité à faire preuve de mesure et de simplicité dans le choix des lignes, de la typographie et des couleurs de sa future boutique. Au clignotant, au transitoire, au clinquant, au dépareillé, au fluorescent, il serait de bon sens et de bon goût de préférer l’unité et la discrétion, l’élégance symétrique de ce qui dure. On croirait lire Jules Claretie qui ne se remettait pas de voir, en 1898, « les modistes, les mar­chands d’antiquités étale[r] leurs grandes lettres dorées aux fenêtres » des hôtels de la place Vendôme.
Le candide néo-classicisme municipal tient du « cant, [de ce] sentiment de la noblesse et de la tenue, plus ou moins bien compris » par une bourgeoisie rêvant du grand siècle, qui tyrannisait déjà en 1901, aux dires de Gustave Kahn, une rue parisienne privée du foisonnement excentrique, scintillant et polychrome de sa « parure mobile ».
Mais « Si les poètes aiment les ciels d’un bleu fade / Il est très juste aussi que quelquefois les cieux / Qui pèsent sur nous tous contentent d’autres yeux / Ceux des charcutiers, ceux des coiffeurs, ceux des bonnes » (Apollinaire).
Plus triste : toutes ces directives tirent leur évidence du fait qu’elles ne se disent que gainées dans ces mots-talismans qui aveuglent le débat public depuis plus de dix ans. On ne compte plus les appels au respect (de l’architecture, de sa modénature et de ses proportions), à l’insertion (paysagère), voire à l’intégration (à l’immeuble, à la rue), au nom de la cohérence, de l’harmonie, et d’une identité (parisienne) à préserver. Que dire alors de l’obligation de compléter, « par une traduction en français, en caractères latins », « les enseignes libellées dans une langue étrangère » ?
« Il y avait, dans chaque rue, comme une foire à demeure. » Le pessimisme de Huysmans n’a pas encore tout à fait raison. Paris a toujours de ces coins inattendus enfoncés dans un rêve de Versailles, de ces miettes de villes lointaines, néons, poussière, lézardes, qui le font exister. Mais « d’indifférentes boutiques » continuent d’ouvrir. Et la « folie du luxe » fait de la bijouterie et du musée l’idéal de tout commerce : « démence d’un absurde décor ».
Sous couvert d’un retour aux origines, le théâtre du Trianon a été enduit d’un blanc Sacré-Cœur, dépouillé de ses enseignes lumineuses, de ses affiches criardes, du jaune Empire Electronic et des hâves Souvenirs de Paris qui rongeaient son rez-de-chaussée. Maintenant qu’il a l’air d’un casino de parc d’attraction atterri sur le boulevard par un inexplicable caprice, quel passé avons-nous redécouvert ? Paris s’échinera-t-il à se ressembler à lui-même au point de s’engloutir ?
La petite rue Pierre-Semard est née une deuxième fois il y a dix ans, pendant le tournage des 102 Dalmatiens : le sobre pittoresque de son enfilade de boutiques à l’ancienne, droit sortie de l’imagination d’un décorateur, étonnait les passants. Elle était sans qu’on le devine alors une rue témoin, comme il y a des appartements témoins dans les lotissements en construction.

 

Extrait de Paris contre Paris d’Hélène Briscoe, en vente sur la boutique du Tigre 

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