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Les barbes, 2

Les barbes, 2

Les barbes, 2
Mis en ligne le lundi 12 avril 2010 ; mis à jour le lundi 8 mars 2010.

Publié dans le numéro 03 (13-26 mars 2010)

Merci d’être velue ! (La Barbe épisode 2 : Conseil Général des Yvelines, suite)


9h20  : Dans un SAS, nous échangeons nos papiers d’identités contre des badges « visiteurs ». Un homme du service d’ordre, corps trapu et yeux d’épervier, camoufle sa méfiance sous un air jovial : « Bonjour mesdames ! Vous êtes là pour quoi ? C’est l’association Buc contre les nuisances sonores ? ». Nous, évasives : «  But ??? Connaît pas. Non, nous on est là comme ça  ».

Nous traversons une cour pavée sous le regard de bronze d’un Général De Gaulle grandeur nature. Par un majestueux escalier, nous pénétrons dans le château qui tient lieu de Conseil Général. En haut, un couloir s’ouvre sur une salle de réunion parée comme une antichambre royale : lustres en cristal, tentures pourpres et cheminée de marbre couronnée par un buste de femme aux seins nus, dorés à l’or fin. Nous nous installons sur des chaises de part et d’autre de l’entrée, à la lisière de l’hémicycle. Je suis à l’aile gauche avec des filles de la Barbe et quelques dames d’Elles aussi. Chris est contre le mur, derrière un rideau de velours rouge. Une balustrade en marqueterie fine trace une frontière courtoise, mais ferme, entre spectateurs et acteurs de la séance, qui entrent au compte-goutte alors que derrière nous le public grossit. Des jeunes gens en sortie scolaire restent respectueusement debout dans le couloir. Un sémillant sexagénaire nous accoste de derrière la balustrade : « Vous êtes le personnel du collège Marie Curie ? ». Nous faisons non de la tête. Décontenancé, il tourne les talons et s’en va dignement rejoindre ses pairs. A voix basse, je questionne Valérie sur l’action de la semaine précédente1. Le rideau s’écarte et Chris nous glisse « Soyez discrètes. Tout le service d’ordre est là  ». Je me retourne : des hommes en noir se sont glissés dans le public, dont notre inquisiteur trapu.

9h35 : les derniers conseillers prennent place face à l’assistance, derrière un imposant bureau surélevé. Un dame d’Elles aussi  : « Merde, y’a des femmes... » « Ouais mais c’est les secrétaires, ça va !  », s’esclaffe une autre. Alain Schmitz, président UMP, fait l’appel d’une voix de stentor (« Christine Boutin ? Excusée »). Il embraye sur un hommage funéraire, puis exige une minute de silence. Tout le monde se lève. Je glisse la main dans ma poche : la barbe y est. J’entends murmurer « On y va  » et « Pas maintenant ». Je planque la pancarte « CHAPEAU » sous mon pull. Tout le monde se rassoit. « Maintenant !  » Au signal je m’élance, avec la conscience d’oublier les tracts. Nous sommes dix à entrer dans l’assemblée. Je jette des coups d’œil aux autres pour imiter leurs gestes en simultané. J’enfile ma barbe - à l’endroit ! - et me retourne. Barbues et alignées, nous faisons face au public. Un murmure parcourt la salle. Pour ménager mes effets je tiens la pancarte contre moi, comptant la brandir l’instant d’après. Hélas ! Le Président Schmitz tonitrue déjà : « Ces jeunes personnes doivent quitter la séance. Je demande au service de sécurité d’intervenir immédiatement !  » Et, avec emphase : « L’opération mardi gras est terminée  ». En un éclair le vigile aux yeux d’épervier fond sur moi aux cris de « Dehors mesdames ! », alors que ses sbires se ruent sur les autres. Il m’attrape par le bras et me tire sans ménagement vers la sortie. Je résiste tant bien que mal. « Dégagez-moi ça !  » lance-t-il à tue-tête pour se donner du cœur à l’ouvrage. Changeant de tactique et redoublant de zèle, il pousse sur moi la fille qui me suit, elle aussi activiste novice.

9h39 : Je suis dans le couloir, la barbe en place mais sans la pancarte. L’oiseau de proie s’est déjà envolé vers un nouvel assaut. Chris, Anna et quelques autres sont encore dans la salle à distribuer des tracts. J’observe leurs gestes rapides, minutieusement chorégraphiés.

9h45 : La jeune photographe du Monde, Audrey, est bredouille. Séance de rattrapage : nous posons autour du buste de Mac Mahon, lui avec sa moustache, nous avec nos barbes. Le staff de sécurité au complet s’égosille. Un des agents met la main devant l’objectif. La photographe, avec autorité : « Monsieur, vous êtes dans le cadre ! ». Docilement l’homme s’écarte, elle mitraille.

En bas, un vigile contrarié : « Vous auriez pu prévenir, là c’est quand même violent ! Vous vous introduisez... vous pénétrez une assemblée, ça peut choquer. Vous devriez faire passer votre message autrement  ». Je lui tends un tract. Il se jette en arrière comme si j’avais dégoupillé une grenade.

Au Relai de Poste, devant un express, Anna rigole : « Joli lapsus : on ne pénètre pas une assemblée, on pénètre dans une assemblée... C’est toujours pareil, ils se sentent menacés dans leur virilité républicaine. Ils nous traitent de vilaines filles mais on a le droit d’être là !  ». N’empêche, Anna et Chris sont fichées par de nombreux services d’ordre et connues de la police. « Pourtant on ne conteste pas les institutions : on veut les faire respecter. Alors on joue sur les interstices, à la frange... la barbe des institutions ».

11h10 : L’adrénaline coule encore dans mes veines alors que je prends congé. Chris me félicite pour ce baptême du feu. Et, avec un sourire : « Merci d’être velue !  »

 

1 Le 6 février dernier, la Barbe s’est invitée aux tables rondes organisées par France Culture et Le Nouvel Observateur au Collège des Bernardins. Sur les 56 orateurs, dont Jean Daniel, FOG ou Laurent Joffrin, seules 7 femmes savantes avaient été invitées pour débattre des « Grandes questions du siècle ».

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