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Imprimer le Monde, 4

Imprimer le Monde, 4

Imprimer le Monde, 4
Mis en ligne le jeudi 15 avril 2010 ; mis à jour le mardi 13 avril 2010.

Publié dans le numéro 04 (27 mars-13 avril 2010)

Décidément on n’est jamais assez précis ni attentif. On ne coiffe pas le chapeau d’Albert Londres sans risque même si le risque est minime et si mon petit reportage n’embrasse pas les bagnards ni les coureurs cyclistes. À titre de consolation, on peut y discerner le signe sinon la preuve que le Tigre est lu, au moins par Marc l’ouvrier de la presse et par Baba Cool l’artiste à la tondeuse magique. Autant voir les choses du bon côté ; si le monde syndical est aussi complexe que le monde des mèches et des cosmétiques, la mise au point aimable de Marc veut éviter toute ambiguité : je (ne) suis (que) le secrétaire général du syndicat général du livre (mon institutrice aurait dit que ça faisait beaucoup de «général» mais je peux lui répondre aujourd’hui que c’est comme ça et pas autrement), d’un syndicat dont les rotativistes de l’imprimerie du Monde ont fait sécession, c’est le mot, un peu rude, de quoi envisager de sacrées batailles fratricides comme Chattanooga ou Appomattox, mais c’est le mot puisqu’ils ont choisi de se séparer, sécession ou scission, on ne va pas chicaner.

Naturellement je m’égare, je m’éloigne d’Ivry où je reviens pourtant ce mercredi par le bord du fleuve, où je longe les bétonneuses et les tas de gravats, le magasin de fleurs où trônent les bruyères et les jacinthes, le trottoir où la cohorte des manouvriers slaves vient louer sa force de travail, à la journée et au noir, pour une poignée d’euros. Mon intention initiale était d’entrer dans l’imprimerie, de voir les machines et d’écouter les ouvriers. J’imaginais, et j’imagine toujours cette incursion, sur le mode d’E la nave va, du maestro Fellini, quand le capitaine du Gloria convie ses passagers à visiter le ventre du navire. Un contretemps a reporté cette rencontre. La presse dictant sa loi, requérant son quota de mots, il fallait trouver un autre biais.

Au passage, j’avais entendu le nom du directeur de l’imprimerie. Ce nom ne m’était pas inconnu. Chamak. Rassurez-vous ! rien à voir avec le ballon rond ! Non pas Marouane, qui le même soir enverrait les Girondins au paradis, mais Roland. À moins d’un homonyme, c’était un garçon que j’avais croisé, aux étudiants communistes, il y a quarante ans, jamais revu, il va de soi que ni l’un ni l’autre n’étions plus étudiants et que le monde est grand. Ce mercredi matin, je téléphonais donc au siège de l’usine, à tout hasard, pour demander un rendez-vous, au nom du Tigre et en mon nom. Roland Chamak est courtois et le monde est bien fait. À tout à l’heure !

Quand il ouvre la porte de son bureau, je le reconnais. Il n’a pas trop changé, à part le costume bleu de prusse d’une belle facture. Il me tend la main et me dit qu’il me reconnaît, ce qui ne m’étonne pas et m’étonne quand même un peu, mais ne me conduit pas à me réjouir sans mesure puisqu’il va de soi qu’on a rendez-vous et que je suis seul dans le couloir qui fait office de salon. Le bureau est vaste, lumineux, avec des anciens plombs et une lithographie sur métal posés sur des meubles de rangement, avec des tableaux modernes aux murs, ce sont des cadeaux d’artiste, un Zao Wou Ki très Zao, un beau diptyque de Fabienne Verdier, une calligraphie bleue relevée par un carré rouge à motif chinois.

La conversation ne prête pas à la nostalgie et ne s’étend pas sur le passé à part quelques mots sur la normalisation en Tchécoslovaquie à la fin des années soixante et sur LVJ à savoir Loisirs et Vacances de la Jeunesse dont Roland fut le directeur général et moi un moniteur de ski singulier. Non sans passion, il me donne son point de vue sur le conflit et l’avenir de l’imprimerie. Le métier de la presse n’est plus ce qu’il était ; il y a vingt ans, il y avait beaucoup d’argent, aujourd’hui c’est fini, à cause de la baisse des recettes publicitaires, de la baisse des ventes et de la concurrence des autres médias.

Depuis quatre ans, il a donc essayé de développer une technique qui permettrait à l’imprimerie d’imprimer non seulement des journaux mais aussi des magazines. Dans un salon professionnel, sur un stand, il a vu une machine à sécher l’encre d’impression, par rayonnement UV, permettant la polymérisation d’une surface imprimée, à grande vitesse, quelques chiffres passent, impressionnants, que j’oublie de noter mais je n’ai pas été recruté par le Tigre pour tenir une rubrique de technologie, alors je le laisse me préciser qu’on a multiplié les tests pour l’adapter aux rotatives et qu’au mois d’avril on installera ici, à Ivry, une tour d’impression équipée d’un four, qu’il est d’accord avec les syndicalistes pour investir dans une nouvelle rotative mais qu’il n’est pas d’accord avec au moins une partie d’entre eux sur la nature du repreneur.

Roland aime son travail. Il a le cœur à animer une PME, ce qu’il appelle une communauté d’hommes. Il lui est lié par téléphone nuit et jour, même en congé, et c’est vrai qu’il a deux téléphones sur la table, devant lui, qui en deux heures sonnent autant que mon portable en deux mois. Quand il répond, j’aperçois ses boutons de manchette, j’admire sa cravate, bleue, assortie au costume. Il m’assure qu’«un directeur sans cravate méprise ceux qui portent le bleu de travail». Mais le temps file, les lignes de l’article aussi. Je m’autorise une dernière question. Tes violons d’Ingres ? La peinture («je ne peins pas, je regarde»), et encore, la peinture, ancienne ou contemporaine, figurative ou non, point final, et la Touraine.

 

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