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L’homme qui sait tout sur tout, épisode 2

L’homme qui sait tout sur tout, épisode 2

L'homme qui sait tout sur tout, épisode 2
Mis en ligne le dimanche 27 mars 2011 ; mis à jour le mardi 18 janvier 2011.

 
Publié dans le numéro 002 (Février 2011)

Nous partîmes plusieurs milliers dans les quatre villes de sélection ; mais après la première épreuve des dix questions fatidiques, nous ne nous vîmes plus que deux cents en arrivant au port, dans les studios de TF1. Car demain, les choses sérieuses vont commencer : c’est la demi-finale.

Rendez-vous à huit heures dans les grands studios de La Plaine-Saint-Denis, le Cinecittà du buzzer, pour la première partie des qualifications. Après vérification des identités et des convocations, chacun reçoit un numéro de place dans le gradin. Petite promotion : aujourd’hui nous avons droit à un maquillage de plateau. On vérifie qu’aucune marque de vêtements n’est identifiable, quitte à barder les imprévoyants d’élégants morceaux de scotch noir. Le gradin est divisé en trois zones : à gauche prendront place les jeunes (moins de vingt-cinq ans), au centre les vieux (de vingt-cinq à quarante ans), à droite enfin les plus de quarante ans, baptisés - n’y voyez qu’une allusion au niveau supposé des candidats - le « Groupe de la mort ». Face à nous, de l’autre côté d’une plate-forme circulaire, les pupitres de nos jurés, qui feront leur entrée en scène dans quelques heures. Je compte cinq caméras - mais il y en a peut-être plus. Les tons sombres à dominante violette et les faisceaux de lumière balayant le plateau rappellent le décor de « Qui veut gagner des millions ? », valeur sûre de la chaîne.

On nous explique la règle de cette nouvelle manche : vingt questions, quatre réponses possibles pour chacune, un boîtier par candidat, dix lauréats par tranche d’âge. Chez les plus vieux, on s’inquiète de ce système de répartition : est-ce une discrimination positive assurant la présence de visages lisses au stade ultérieur ? Les boîtiers aussi inquiètent, ils seront testés et re-testés toute la journée en présence de l’huissier chargé de contrôler la régularité du jeu, ce qui ne suffira pas à rassurer tout le monde.

L’enregistrement commence par des plans de coupe sur nos attitudes. Dans le montage final de l’émission, diffusée le 28 janvier 2011 sur TF1, on voit les candidats plongés dans leurs réflexions, hésitant entre chaque question, souriant aux facéties des animateurs, applaudissant les chanceux, scrutant l’écran où s’affichent les réponses proposées. Mais le plus souvent, tout a été filmé à l’avance. Pour l’heure nous voilà mimant toutes sortes d’expressions sous la direction d’un chauffeur de salle indulgent. Il nous informe qu’entre les questions, les jurés nous intervieweront brièvement. Alors surtout, même si le candidat sur la sellette tient la lanterne rouge, le mot d’ordre est : bon esprit. On nous le répète, ni huées, ni sifflement, ni ironie mordante et autre « c’est mon dernier mot » adressé à Jean-Pierre Foucault. Convoqués le matin, nous commencerons à jouer vers seize heures - et dès lors l’inquiétude d’une partie de l’assistance se focalise sur l’organisation des pauses pipi, sévèrement règlementées.

Le plus souvent, il agit sous pseudonyme, comme les super héros, les révolutionnaires et les danseuses du Crazy Horse. À l’heure où s’endorment les honnêtes gens, il embrasse une dernière fois ses enfants, se détourne et, d’un geste maîtrisé, referme sans bruit la porte de son bureau. Alors, face à l’ordinateur, le quizeur compulsif endosse son identité secrète pour se livrer à des joutes sans merci. À présent les masques tombent : mon voisin Hubert me dévoile les noms de ceux qui, d’ordinaire, se cachent derrière les alias avantageux des sites spécialisés. Hubert est un retraité à la culture colossale,  une bête à concours auréolée de plusieurs victoires chez Julien Lepers. Son talon d’Achille ? Les domaines peu académiques, dessin animé ou variété française (par exemple « Qui chantait «Square Room» dans les années 80 ? » [1]). Mémoire vivante du jeu télévisé, Hubert a repéré dans la foule des candidats plusieurs anciens adversaires et il détaille le palmarès de chacun, égrenant prénoms et pseudonymes, tout étonné que je n’en connaisse aucun.


Parmi eux, Lady Mandarine, pilier des forums de France 2, que j’ai toujours imaginée gainée de soie rose, dissimulée sous un domino, le fouet à la main... et que je découvre en femme à la personnalité affirmée mais à l’élégance on ne peut plus classique. Quant au jeune homme à la contenance un peu raide, là-bas, qui devinerait qu’il s’agit de Johnny Ricco, l’homme à qui rien n’est inconnu, le Cannibale d’Internet ? Celui-ci, celui-là, cette autre encore... champion du monde de Scrabble, recordman de « QP1C online », Miss Univers des mots croisés. Pour Hubert, les places seront chères. Mais pour ma part, au fil de l’après-midi, lorsqu’entre les questions les jurés interpellent les autres candidats, ils ne me paraissent pas si invulnérables. Bien sûr, il y a d’anciens finalistes. Mais il y a aussi Sylvain, camionneur peroxydé de cent quatre-vingt-dix centimètres de haut et peu s’en faut autant de kilos, qui, tout sourire, nous invite à l’appeler par son surnom : Le Yéti. Il y a aussi Régis, adolescent entêté qui a suivi la caravane des sélections, tombant trois fois pour finalement se qualifier à Paris, ou encore Ludovic dont la savante martingale prédit les thèmes des questions avec une précision troublante (et en effet, il y a bien eu du sport, du cinéma, de la grammaire, de la géographie, qui l’eût cru ?). Et enfin Nathalie, venue pour faire plaisir à sa petite fille, et qui, après une élimination qu’elle attribuera à une défaillance de boîtier, ne décolère pas et jure de traîner TF1 devant les tribunaux.


Après un galop d’essai (« Qui chante «Louxor j’adore» ?  » [2], « Qui a écrit «Sous les Vents de Neptune» ?  » [3]) pour caler ces satanés boîtiers, ainsi que les prises de parole des animateurs et les départs de chronos, défilent enfin mes vingt questions. Les difficiles me font pester (je réponds deux fois au hasard, dont une fois juste) et les faciles ne me rassurent pas car comment prendre l’avantage si tout le monde a la réponse ? Mais je ne me déconcentre pas, et si je sèche sur une question politique coriace, j’ai aussi un coup de chance, signe heureux du destin : on m’interroge sur une série télé que j’ai regardée pour la première fois la veille, en cherchant le sommeil à l’hôtel !

Lorsque les deux cents candidats ont pressé vingt fois la touche 1, 2, 3 ou 4 du boîtier, lorsque tout a été pesé, compté, divisé, les résultats sont prêts à tomber. Nous savons que le dernier qualifié de ma tranche d’âge culmine à dix-huit bonnes réponses, et que les ex-æquo se départageront au temps. Alors, par ordre de classement, du premier au dernier, les gagnants sont appelés sur la plate-forme centrale. Je guette mon nom, plus fébrilement à mesure que se déroule la liste. Est-ce moi ? Non. Là ? Toujours pas. Ah... Quand même ! Juste après les nominations, un dernier plan de groupe et les heureux élus sont pris en charge par les assistants et repassés à la question sur leurs impressions, centres d’intérêts, personnalité. Puis nous regagnons l’hôtel, joyeux mais déjà tournés vers le lendemain, la seconde manche.


Ce matin, rebelote, nouvelle convocation. Ce soir nous connaîtrons les neuf finalistes, trois par tranche d’âge. L’étau se resserre. L’épreuve : répondre en deux minutes au maximum de questions posées en rafale par le jury.

 

Hubert est là encore, listant les cadors éliminés au stade précédent et me briefant sur ceux restés en lice. Nous faisons connaissance avec Ludovic, le jeune extra-lucide qui, hier soir sur le chemin de l’hôtel, nous désignait sans sourciller comme « les trente personnes les plus cultivées de France » - s’attirant des regards affligés. Surtout, nous rencontrons François. J’avais déjà eu affaire à lui l’année dernière. Comme moi, il s’était incliné en demi-finale, trébuchant in extremis à l’épreuve qui nous attend ce soir. Pourtant François ne semble pas avoir de faille. François est une machine, capable d’énumérer la distribution de tous les films de Michel Lang, de citer d’une traite la composition de l’équipe de foot du Zaïre à la coupe du monde de 1974, ou les podiums olympiques de saut en hauteur féminin de Montréal à Pékin. Assister à une discussion entre Hubert et François sur l’histoire de l’athlétisme est pour moi une expérience de l’ordre du paranormal : je me sens rapetisser jusqu’à devenir invisible. Je découvre que François a connu des moments difficiles, la rue et la drogue, vivant des droits d’adaptation d’un jeu de plateau à succès. Il me confie avoir été sauvé par le jeu, se surnommant lui-même « le Nadal des Chiffres et des Lettres », émission dont il était le n°1 à l’époque des plus gros succès d’audience. Et comme face à lui Ludovic s’exclame : « Moi, «Les Chiffres et les Lettres», j’aurais jamais pu... C’est un truc à devoir apprendre par cœur la moitié du dictionnaire ! », François, glacial, lui rétorque : « La moitié seulement, d’après toi ? »


En un mot : François est le champion désigné. Je ne peux pas l’imaginer au tapis, lui dont la culture, loin de l’accumulation compulsive, est le fruit d’une curiosité et d’une mémoire hors du commun.


Nous passons toute la matinée dans un petit salon en sous-sol, à discuter, sympathiser, entre hommes surtout car très peu de femmes sont encore qualifiées. Régulièrement, on se livre à une séance photo : poses souriantes, et aussi regards de défi que la production remontera comme des face-à-face de boxeurs. J’essaie de prendre un air bien méchant mais ce n’est pas une réussite. Suivent les séances de confessionnal, où l’on se risque au jeu des pronostics. Pour moi la messe est dite : le niveau est trop élevé, je ne me vois pas passer l’échelon suivant. Car il y a François et Hubert, mais aussi Louis, ancien finaliste au calme olympien. Débonnaire, il s’est attiré la sympathie de Ludovic à qui il prodigue des conseils fraternels :


Ludovic (la trentième personne la plus cultivée de France) : Moi j’ai un problème avec Dumas. Je ne sais jamais si c’est Dumas père ou fils.

Louis : Si tu réponds juste « Dumas », c’est le père. C’est seulement pour le fils qu’il faut préciser.

Ludovic : Aaaah d’accord !

Louis : Donc si on te demande : « Qui a écrit Les Misérables ? », tu réponds juste : « Dumas », pas la peine de prendre un risque.

Ludovic : OK.

Louis : Donc « Les Misérables  ? » : « Dumas ».

Ludovic : Oui, j’ai compris. Merci du tuyau !

 

Dans la catégorie trentenaire, Grégoire aussi se distingue. Jeune anglomane aux manières affectées, il est si sûr de lui que c’en est effrayant. Quand on lui parle, il répond en anglais. Vêtu d’un costume très ajusté semblant tout droit sorti de Savile Row, il ne quitte jamais ses gants de cuir noir, comme s’il s’apprêtait à vous verser la strychnine. Tel un prédicateur, il se déplace chargé de dictionnaires, fiches, notes qu’il consulte en toute circonstance. Je l’entends même pérorer de sa voix haut perchée, l’index pointé sur une encyclopédie : « J’ai un destin. Et bientôt je l’accomplirai » (en français dans le texte, une fois n’est pas coutume). Mais pour l’heure, l’ambiance est très concentrée sans être tendue. Sandrine Quétier nous rend visite. Elle est chargée de promouvoir la boîte de jeu de l’émission à l’antenne, et vient faire une répétition. Dans ce contexte où chacun s’imagine empocher les 250 000 euros à la clé, son « Mais vous n’avez pas tout perdu : vous repartez avec ce formidable nécessaire de jeu ! » provoque chez nous des fous rires nerveux. Elle renonce, et à la place nous inflige l’ultime test des questions du jeu (« En quelle année les chars soviétiques font-ils leur entrée dans Budapest ? » [4] - ma seconde de réflexion est accueillie avec soulagement par le reste de l’équipe). Mais soudain, accident ! « Quelle partie du bœuf contient le filet et le rumsteck ?  » [5]. Silence, l’air se fige. Dans un coin s’élève enfin la voix d’Henri, discret mathématicien qui délivre la réponse, remportant un sérieux point d’avantage psychologique.

Nous sommes la première tranche d’âge à passer sur le grill. À partir de quinze heures, nous nous retrouvons cloîtrés dans un autre salon, sans lien possible avec l’extérieur, et filmés en permanence. À intervalles réguliers, l’un de nous quitte la salle, appelé devant le jury. Ambiance Dix Petits Nègres. Les minutes passent, l’après-midi avance. Un par un mes camarades sortent de la salle, jusqu’à ce qu’il ne reste que François et moi. La production a-t-elle voulu nous mettre en scène, comme si j’avais moi aussi rang de favori ? « Et maintenant, nous susurre Sandrine Quétier, placez-vous face à face et, les yeux dans les yeux, dites ce que vous pensez l’un de l’autre. » Nous nous fendons d’un petit mot d’encouragement, et on m’accompagne sur le plateau, baladeur sur les oreilles pour que je n’entende pas les questions soumises à Hubert par le jury. À peine a-t-il cédé sa place que... C’est à moi.

On se calme, surtout ne pas laisser le stress troubler ma concentration. C’est Jean-Pierre F. qui ouvre le bal avec une question dont j’ai la réponse, et comme le chat se faufile partout où passe sa moustache, je me coule dans la brèche ouverte par ce premier succès. Les questions s’enchaînent, souples. Je m’offre parfois le luxe d’une seconde de réflexion, je ne sèche sur rien même si je donne quelques mauvaises réponses. Et c’est déjà fini.

Les deux minutes écoulées, Sandrine Quétier me récupère comme un sportif à l’entrée des vestiaires. Je livre mes impressions, puis je passe encore au confessionnal. L’équipe de tournage a déjà les résultats mais rien ne filtre. Nous nous retrouvons de nouveau dans la salle, et malgré l’interdiction d’échanger, nous commentons nos prestations. Puis de nouveau chacun est appelé à tour de rôle devant le jury. Peu à peu, il ne reste que François et moi. Surprise, on nous demande d’entrer ensemble sur le plateau.

Christophe Dechavanne, mutique, nous fixe d’un air pénétré. « Vous avez tous deux été d’excellents candidats. Pourtant vous le savez, la règle est la règle, et il n’y a que trois places. Alors je commencerai par la bonne nouvelle... »

NOTES

[1] Hippolyte

[2] Katerine

[3] Fred Vargas

[4] 1956

[5] L'aloyau

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