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Les bateaux-mouches

Les bateaux-mouches

Les bateaux-mouches
Mis en ligne le mardi 11 mars 2014.

Publié dans le numéro 012 (Décembre 2011)




« Plein feu sur l’univers moderne

Plein feu sur notre âme au néon

Plein feu sur la noirceur des songes

Plein feu sur les arts du mensonge »

Aragon, « Les feux de Paris », Les Poètes, 1960.



Dans un ouvrage de 1917 qui prodigue mille conseils pour tâcher de soulager Les Misères des neurasthéniques, le docteur Pierre Creuzé n’oublie pas les mélancoliques parisiens, privés des ressources vivifiantes du soleil et du grand air. Qu’à cela ne tienne, le remède est au pied de chez eux : qu’ils se laissent glisser jusqu’aux quais et montent sur un bateau-mouche. On y revit l’histoire en raccourci et, promet le docteur, « on se sent ragaillardi et on devient meilleur ».

« Pour moi qui de Paris fais mes seules amours, / J’accomplis ce voyage au moins tous les huit jours. » J’ignore si François Coppée avait l’âme chagrine, ou s’il pouvait compter le docteur Creuzé parmi ses admirateurs. Toujours est-il que la promenade en bateaux-mouches, alors qu’ils font encore office d’omnibus fluviaux conduits par des pilotes qu’on dit être d’anciens corsaires, a d’abord la saveur du printemps, d’une flânerie dérobée au transport et au labeur, qui met le voyage, sinon l’aventure, à la portée de toutes les bourses et de tous les cœurs : « On court bien loin, bien loin, chercher des paysages / [...] Mais le Parisien, dédaigneux des poncifs, / [...] Se contente d’aller, pour ses quinze centimes, / À bord d’un bateau-mouche alerte et matinal, / Du viaduc d’Auteuil au Pont National : / Spectacle intéressant plus qu’on ne s’imagine !  »

Spectacle condamné par la construction du métro à une mort certaine. Spectacle miraculeusement recomposé en son contraire par l’industrie touristique, sous l’illustre patronage de l’imaginaire Jean-Sébastien Mouche.

Le Parisien, toujours aussi « dédaigneux des poncifs », fait la moue. La « clientèle amusante en diable  » (Verlaine) que formaient les passagers est engloutie dans la triste troupe indistincte des touristes. À mesure que se remplissent les bateaux-mouches, la ville, elle, se vide. Et, la Seine, délivrée de ses servitudes, ne sait plus qui elle est. On raille, à la manière de Rémy de Gourmont dans ses Promenades philosophiques, les horizons mesquins de ceux que contente la « contrefaçon [d’un] idéal » dont ils ignorent tout : « La caresse froide de l’eau des fleuves n’est aimée que de ceux qui n’ont pas connu la mer. »

Mais la caresse du fleuve n’est pas si froide, elle a même toute la douceur du faux. Et une fois transmutée en attraction nocturne, la promenade révèle de nouvelles vertus curatives. La Seine revit d’une vie de boulevard, jour après jour sculpté par la science des lumières officielles. Sous le feu des projecteurs, la pierre la plus ancienne semble baigner, comme du carton, du plastique, dans un mystérieux mensonge. Les berges hérissées de mille cartes postales devenues réalité réinventent, by night, le fantastique Luna Park d’un Paris en trompe-l’œil. La réclame dit vrai, c’est bien « Paris comme vous ne l’avez jamais vu ! », avec un point d’exclamation.

C’est aussi Paris comme vous ne vous y êtes jamais senti. On grappillait, curieux et guilleret, un peu de plaisir dans les marges du fleuve. On peut goûter maintenant, souffle coupé, au ravissement du centre qui est l’apanage du touriste. Sur l’eau, on n’est plus d’aucune rive, on n’est enfin plus nulle part, et la ville, au visage d’ordinaire si fuyant, un instant, fait croire qu’elle se laissera embrasser dans le rêve d’un panorama sans point de vue. On se laisse bercer par le flot du commentaire qui égrène dans toutes sortes de langues un chapelet de fantaisies historiques, de traditions apocryphes, pacotille faite de zouaves et de baisers, de vœux et de cadenas, rehaussée du strass d’anecdotes chiffrées, records et autres curiosités. Le ruban des quais qui défile monumentalise tout sur son passage, de la Conciergerie au souvenir de la princesse Diana, de l’inhospitalière Samaritaine au secret débouché du canal saint-Martin, tous enfin égaux au bord de l’eau.

« Bizarre ville que la nôtre  », écrit Daniel Halévy dans ses Pays parisiens  : on s’y promène « comme un habitant de Pompéi qui rentrerait dans ses ruines et se demanderait en marchant s’il est le jouet d’un rêve. » Les rêveries à la fenêtre d’un bus se heurtent sans cesse à la solidité de la chaussée qui se communique au paysage. Sur le pont d’un bateau-mouche, tout flotte, tout semble collé dans un décor qui n’est pas le sien. Les danseurs du quai saint-Bernard, les joggers dont la course laisse une traînée américaine entre les boîtes des bouquinistes, les quelques tas de ciment perdus en contrebas de la tour Eiffel sont là pour nous le rappeler : de toute façon, Paris n’existe pas.

 

Extrait de Paris contre Paris d’Hélène Briscoe, en vente sur la boutique du Tigre  

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