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« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
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Publié dans le
numéro III (juin 2007)
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* par IVAN RIOUFOL, RTL, « on refait le monde », 18 AVRIL 2007
NICOLAS POINCARÉ — Alors je ne voudrais pas qu’on termine sans poser cette bonne question posée tout à l’heure par Patrick Cohen dans le journal de 18 heures de RTL. Comment peut-on s’émouvoir beaucoup et avec raison des 33 morts dans le campus en Virginie avant-hier et parler aussi peu des attentats à Bagdad. Aujourd’hui, aujourd’hui seulement, cinq attentats, 160 morts. Est-ce qu’il n’y a pas... un décalage entre ces deux émotions ?
Deux des invités répondent :
PHILIPPE VAL — C’est quand même... Les assassinats de masse dans les campus américains ont lieu tous les trois-quatre ans. À Bagdad, ils ont lieu tous les jours... Alors le fait qu’il y ait 160 morts à Bagdad, aujourd’hui, est une banalité... c’est une banalité parce que c’est la guerre. Aux États-Unis, ce n’est pas la guerre, c’est une violence qui s’exprime comme ça de temps en temps... Voir le film de Gus van Sant.
ROBERT ROCHEFORT — Moi je pense... La dernière chose la plus importante : la guerre c’est la guerre, et la guerre ça tue des hommes... Alors effectivement d’ici on a le sentiment que l’Irak c’est toujours la guerre, même si c’est une guerre un peu compliquée... et voilà, c’est terrible, c’est atroce, mais on ne peut pas penser que la guerre, ça ne tue pas des hommes. On pense qu’aux États-Unis, on espère... qu’on n’est pas dans cette situation-là. Précisons d’ores et déjà que les citations de l’émission que voilà sont retranscrites in extenso, dans l’ordre des propos tenus, et sans la moindre coupe : seuls nos mots viennent s’inscrire dans le déroulé de la conversation telle qu’elle a eu lieu. Après les avis de Philippe Val et Robert Rochefort, Nicolas Poincaré revient à la charge, cette fois en s’adressant à Ivan Rioufol, éditorialiste au Figaro :
NICOLAS POINCARÉ — C’est principalement une guerre civile, de plus en plus, Ivan Rioufol ? Moi j’avais vu une dépêche la semaine dernière... enfin non un petit peu plus peut-être... il y a quinze jours... un attentat dans une banlieue chiite de Bagdad qui fait 120 morts, les habitants de ce quartier qui prennent les armes qui passent dans le quartier à côté, sunnite, et qui tirent au hasard : 80 morts. Ça faisait encore 200 morts dans la journée, et on en parle peu. Pourquoi ?
IVAN RIOUFOL — Ben oui... la banalisation de la boucherie. C’est effectivement épouvantable, je ne sais pas quoi en dire. Sauf que ce que ça montre aussi, malheureusement, et ça donne raison à ceux qui s’étaient opposés à cette guerre, naturellement... Leur argument était de dire que le monde musulman est imperméable à la démocratie. Et là, on se rend compte qu’effectivement on leur a donné une démocratie, qui valait ce qu’elle valait et...
PHILIPPE VAL — C’est pas une démocratie, quand même !
IVAN RIOUFOL — ... Ils ont été voter trois fois sous les bombes, ils ont... Pardon, vous dites ?
PHILIPPE VAL — C’est pas une démocratie...
IVAN RIOUFOL — Non mais si, ils ont accepté les mécanismes de la démocratie, ils ont été voter trois fois sous les bombes, avec des taux de participation de 60%, ils avaient cette démocratie sous la main, et... voilà... ils donnent ce spectacle affligeant de s’entretuer. C’est ça que je retiens.
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«ILS DONNENT CE SPECTACLE AFFLIGEANT»
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Récapitulons : « On leur a donné la démocratie ». « On » : qui ? Les États-Unis et leurs alliés. « Ils avaient cette démocratie sous la main » : la démocratie apparaît comme un don, une facilité, une évidence presque — et en tout cas une réalité, imparfaite certes, mais bien présente : « ils ont été trois fois voter ». Un don gâché, piétiné : « et voilà... ils donnent ce spectacle affligeant de s’entretuer ». Piétiné par qui ? « ils » : le peuple irakien. Le mépris du maître pour l’élève, de « on » pour « ils », du démocrate pour celui qui gâche la démocratie. Ils ne sont pas à la hauteur de « notre » générosité. Des ingrats : voilà donc les Irakiens résumés de façon lapidaire. Sentant le dérapage, Nicolas Poincaré tente de disculper les Irakiens, sur le thème « ce n’est pas totalement de leur faute ». Mais Ivan Rioufol assume sa position :
NICOLAS POINCARÉ — Faut pas confondre démocratie et élections. Deux mots différents, deux choses différentes...
IVAN RIOUFOL — Mais quand même, malgré tout, c’était des élections libres, avec une presse libre, au début... Et il y avait quand même un reliquat, un ersatz de démocratie...
NICOLAS POINCARÉ — Avec une mémoire impossible d’une dictature qui a duré plus d’une génération, donc...
IVAN RIOUFOL — Sans doute. Sans doute. Mais n’empêche que ce que ça donne aujourd’hui comme exemple lamentable, c’est de dire effectivement que ce monde musulman dont on dit... dont certains disent qu’il ne peut pas s’intégrer à la démocratie, donne cet exemple-là. Personnellement je pense que c’est faux, je pense... je pense effectivement que de très nombreux Irakiens rêvent de cette démocratie-là mais que l’islamisme qui est derrière... les en empêche, et c’est ça le fond du problème.
Donc : « on » leur donne la démocratie, « ils » la gâchent en un « spectacle affligeant » et donnent « exemple lamentable ». Tout ce gâchis, à quoi est-il dû ? À l’islamisme. Au « monde musulman » — n’est-ce pas la même chose ?
Personne n’intervient dans ce brillant exposé, sauf Vanessa Schneider, qui ajoute :
VANESSA SCHNEIDER — Juste pour revenir à la question posée par Nicolas sur la différence de traitement... je pense, après tout ce qui a été dit : c’est aussi que c’est un terrain très dangereux pour les journalistes, l’Irak... et que forcément on a des récits... même s’il y a des journalistes qui sont sur place... il y a très peu de journalistes français en particulier... très peu de journalistes en Irak, donc c’est des récits assez abstraits...
IVAN RIOUFOL — Le Figaro... Le Figaro était sur place !
VANESSA SCHNEIDER — On a aussi assez peu d’information pour sensibliliser les gens...
NICOLAS POINCARÉ — Tout est vrai !
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«TOUT EST VRAI !»
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Et pourtant non : tout est faux.
L’argument de Vanessa Schneider tout d’abord : les récits de la guerre en Irak seraient « abstraits » parce qu’il y aurait un déficit de reporters, et donc d’information, « pour sensibiliser les gens ». C’est faux : les récits de la guerre en Irak sont on ne peut plus concrets. Les morts et les descriptions sanglantes s’entassent. Les correspondants ont leur minute et demi règlementaire pour divulguer leurs informations, parsemées de noms qui n’évoquent rien à personne — si ce n’est la guerre.
Quelques exemples pris au hasard dans l’actualité récente :
France Info, 17 février 2007 :
« Aujourd’hui au moins 60 personnes sont mortes dans une série d’actes de violence à Bagdad, dont un double attentat à la voiture piégée dans un quartier majoritairement chiite de l’est de la capitale, selon des sources de sécurité et hospitalières. Les deux voitures piégées ont explosé en milieu d’aprèsmidi à proximité d’un cinéma et d’un marché du quartier Baghdad Jadida (Nouveau Bagdad) faisant au moins 56 morts. La première a explosé en plein milieu d’un marché, la deuxième près d’un magasin de fournitures électrique, presque simultanément. À peu près au même moment un kamikaze a projeté sa voiture piégée contre un poste de contrôle tenu par des commandos du ministère de l’Intérieur dans le vaste quartier chiite de Sadr City (est), bastion de l’armée du Mehdi, la milice du chef chiite radical Moktada Sadr, tuant un policier. Dix autres personnes, dont trois policiers, ont été blessées. [...] »
Libération, 18 avril 2007 :
CARNAGE SUR UN MARCHÉ À BAGDAD : AU MOINS 115 MORTS. — Des femmes et des enfants figurent en nombre parmi les victimes, selon un photographe de Reuters. Cet attentat est au moins le cinquième de la journée, alors que plus tôt dans la journée, deux autres attaques à la voiture piégée ont fait une trentaine de morts a Sadr City.
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«J’AI VU DES DIZAINES DE CADAVRES»
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J’ai vu des dizaines de cadavres. Certaines personnes ont été brûlées vives à l’intérieur de minibus. Personne n’a pu les en sortir après l’explosion, a témoigné le photographe de Reuters présent sur les lieux du carnage. Sadriya est un quartier majoritairement chiite mais qui abrite également une importante communauté kurde. L’explosion s’est produite à un carrefour jouxtant un marché très fréquenté. Il y avait des lambeaux de chair partout autour du lieu de l’explosion. Des femmes qui ont perdu des êtres aimés étaient en pleurs et hurlaient, a poursuivi le photojournaliste. [...] »
N’en déplaise à Vanessa Schneider, c’est du concret. Du très concret, même : la description des lieux et des morts, tout y est. De quoi sensibiliser l’opinion, non ? Mais l’information réelle, elle, n’y est pas : le savoir « abstrait », les parties en présence, personne n’en a une vague idée. Ah si, entre les chiites et les sunnites, on sait bien que ça se passe mal. Passé cela, c’est le flou total. Le flou chez l’auditeur, mais aussi le flou journalistique : comme le prouvent les propos relatés, tenus sur RTL, à une heure de grande écoute, par des journalistes de médias réputés et de sensibilités différentes.
Nicolas Poincaré, en lançant une conversation sur les attentats en Irak, avait voulu susciter la compassion, ou du moins une interrogation sur l’indifférence des médias face à l’Irak. Au final, qu’a-t-on entendu ? L’exact inverse du but escompté. Une vision du monde réconfortante, d’un simplisme éhonté : « on leur a donné la démocratie, ils la gâchent — pourquoi ? parce que l’islam ». Et, conséquence implicite, une justification de l’indifférence des auditeurs face à ces morts qui, pour faire bref... l’ont bien mérité.
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ET LE SILENCE DES AUTRES
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Ce n’est pas tant, dans le cadre d’un débat radiophonique, les propos d’Ivan Rioufol qui sont choquants. C’est le silence des autres invités sur ses propos. Il y a bien quelques tentatives de discussion sur la notion de démocratie, mais jamais Ivan Rioufol n’est contredit sur le fond de ce qu’il affirme — alors même que l’on est en droit d’espérer que ses interlocuteurs ne soient pas d’accord avec lui, vu la teneur de ses propos...
Pour contrer ces âneries diffusées sur RTL, première radio de France en termes d’audience, voici donc des paroles certes moins spectaculaires en termes d’audimat : l’entretien avec Ghassan Salamé paru dans Questions internationales (« Guerre et paix en Irak », no16, La Documentation française, novembre 2005).
Ghassan Salamé, ancien ministre du gouvernement libanais, était était le conseiller du représentant spécial de l’ONU en Irak, Sergio Vieira de Mello, lequel fut l’une des vingt-deux victimes de l’attentat du 19 août 2003 contre l’hôtel Canal de Bagdad — attentat qui eut pour conséquence le retrait temporaire d’Irak des personnels des Nations unies.
Bien sûr, Ghassan Salamé s’y connaît un peu plus que les chroniqueurs de RTL. Bien sûr, la situation qu’il nous décrit est beaucoup plus complexe, et à ce titre ne se résume pas en deux phrases lapidaires. Bien sûr, il n’a pas des « on » et des « ils », des gentils et des méchants, à proposer aux médias. Mais que voulez-vous... on ne refait pas le monde.
« DU DANGER D’ENTRER EN DÉMOCRATIE COMME ON ENTRE EN RELIGION »
par GHASSAN SALAMÉ,questions internationales,décembre 2006
L’entretien de Ghassan Salamé est d’autant plus intéressant qu’il s’y exprime à titre personnel, et donc avec un francparler contrastant avec les points de vue diplomatiques :
« La mission de l’ONU que dirigeait Sergio Vieira de Mello était une mission pratiquement sans précédent dans l’histoire de l’Organisation, puisqu’elle faisait suite à une opération militaire des États-Unis non autorisée par le Conseil de sécurité. Surtout, cette guerre, dont le but était de renverser le régime de Saddam Hussein, avait été suivie de la résolution 1483 du Conseil de sécurité, elle-même sans précédent. Elle accordait des pouvoirs à l’administrateur civil américain supérieurs sur le papier à ceux du dictateur déchu : il détenait pratiquement les pleins pouvoirs, non seulement aux dépens des Nations unies, dont le rôle était presque symbolique, mais aussi aux dépens de la population irakienne, ignorée par cette résolution.
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UN PLAT MAL PARTI
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Fallait-il y aller ou non ? Lorsque Kofi Annan m’a demandé de participer à cette mission, je suis parti en ayant en tête un vieux proverbe qui dit que les bons cuisiniers sont ceux qui peuvent rattraper un plat mal parti. [Mais] à nos yeux, la condition préalable à ce que l’ONU puisse jouer un rôle était d’avoir un interloctueur irakien qui participerait au processus de manière autonome. »
Voyons ce que devient le « on leur a donné la démocratie » d’Ivan Rioufol vu par un haut responsable des Nations unies :
« Il est assez surprenant de voir combien la question de la démocratie était absente dans les discussions qui ont précédé la guerre. Les exactions du régime de Saddam Hussein étaient souvent citées, mais la constitution d’un régime démocratique en Irak était assez marginale dans la préparation et la légitimation de la guerre dans l’opinion en 2002-2003, me semble-til. Je dois dire qu’elle était assez marginale, voire absente dans l’esprit des administrateurs américains dans l’immédiat aprèsguerre. Dans une large mesure, ce sont les Irakiens qui l’appelaient de leurs vœux, mais les Américains n’étaient pas pressés d’établir un régime démocratique. Peut-être avaient-ils raison de penser que le rétablissement de l’État était un préalable à la démocratie. Mais ils ont retardé le processus en dissolvant l’armée, la police, par cette opération de débaasification 1 massive très supérieure à ce qui avait été fait en Allemagne ou au Japon après la Seconde Guerre mondiale. Cette débaasification a en fait entièrement paralysé l’administration civile, étant donné qu’il était très difficile d’avoir un poste important dans l’administration si l’on n’appartenait pas au parti unique. La reconstitution de l’État a été handicapée par ces décisions d’une gravité exceptionnelle qui me paraissent être les plus grosses erreurs commises par la coalition.
Il me semble que les Américains ont été contraints de mettre en avant l’option « démocratie en Irak » vers la fin 2003 en raison de trois facteurs. Le premier, et peut-être le plus important dans l’opinion publique américaine, est l’effondrement des arguments utilisés pour justifier la guerre (présence d’armes de destruction massive et liens avérés entre Saddam Hussein et Al-Qaida). Il y avait donc un déficit de légitimité à combler. [...]
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«LA DEMOCRATIE N’EST PAS ELECTORALE»
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Le projet de Grand Moyen-Orient développe une idée qui me paraît dangereuse, à savoir que l’on entre en démocratie comme en religion. Il y aurait une espèce de conversion à la démocratie, un peu comme une conversion à une nouvelle foi religieuse. Mais la démocratie ne relève pas de la religion. Ce qui me paraît encore plus dangereux, c’est de penser que la démocratie est réductible à l’organisation d’élections. Or, la démocratie, ce n’est pas de l’électoralie. Des élections prématurées, mal organisées, avec une loi électorale qui n’est pas bonne, dans un État à reconstruire, avec une société fracturée, peuvent en fait aggraver les problèmes existants plutôt que les résoudre (5). »
Le 30 janvier 2005, les Irakiens ont donc voté pour élire une assemblée constituante, en vue d’adopter une Constitution (4) puis d’organiser des élections législatives. Le mode de scrutin choisi par les États-Unis a été la proportionnelle intégrale avec une circonscription unique (2). Une seule circonscription : l’Irak. Les électeurs votent une seule fois pour une seule liste, immense et impersonnelle. Tout pouvoir est donné aux partis politiques pour le choix des élus. Ce mode de scrutin sera très dommageable : « Les élections se sont transformées en un autorecensement (5) ». Le communautarisme s’est exacerbé, chacun votant pour la liste correspondant à son appartenance religieuse ou ethnique : « Environ huit millions d’électeurs se sont rendus aux urnes malgré les menaces, non pour voter pour un programme, un parti ou une personnalité, mais pour se faire connaître en tant que chiite, Kurde, sunnite (5) ».
Robert Malley et Loulouwa Al Rachid, dans un point de vue (3) paru dans Le Monde, ne disent pas autre chose : « Le scrutin de liste court le danger de donner l’impression que l’opération n’aura servi qu’à ratifier des choix faits auparavant et ailleurs, entre les états-majors des principaux partis politiques. Dans un contexte où ces partis, certains tout juste rentrés d’exil, n’ont guère eu le temps de développer des assises populaires, des modes internes de fonctionnement démocratique, ou même des programmes politiques, les électeurs seront-ils véritablement en mesure de faire un choix informé ? Mais il y a pire. En faisant du pays une circonscription unique au lieu de préserver les dix-huit gouvernorats, on a pris le risque d’étouffer le poids des régionalismes et autres sensibilités idéologiques si saillantes dans l’histoire contemporaine du pays. Pourtant, c’est à cette diversité — qui fait s’entremêler, selon les enjeux, solidarités primordiales (appartenance familiale, tribale, ethnique et confessionnelle) et modernes (identité de classe, clivage entre citadins et ruraux, affiliations partisanes) — que la société doit d’avoir évité jusqu’à présent le point de rupture en dépit de guerres, sanctions et violences à répétition. Ce sont ces liens enchevêtrés que l’État n’a jamais su contrôler ni réduire qui ont fourni à l’Irak ses modes de régulation sociale et politique. La circonscription unique escamote la pluralité de ces micro-allégeances en faveur des solidarités les plus primordiales, ethnie et appartenance religieuse en tête. On ne votera point pour un projet de société ou pour un programme politique, mais pour défendre une appartenance identitaire et s’assurer des gains collectifs (3). »
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«UNE REGRESSION DEMOCRATIQUE»
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Prenons le cas des Kurdes par exemple, qui « ont connu une expérience démocratique intéressante qui aurait pu servir d’exemple pour l’ensemble de l’Irak (5) » dans la région autonome kurde, et ce depuis 1992 cf. Le Tigre vol.II, « les Kurdes d’Irak » : ils avaient six partis, deux grands, l’UPK de Talabani et le PDK de Barzani, et quatre petits, « ce qui autorisait une véritable compétition électorale ». Or, en janvier 2005, les Kurdes se sont constitués en une liste unique, « voulant faire la démonstration de leur poids. Massoud Barzani et Jalal Talabani ont mis entre parenthèses leur guerre intestine, afin que tous les Kurdes votent pour la liste kurde (5) ». Ainsi, les divergences idéologiques extrêmement fortes se sont effacées pour répondre à un critère ethnique. Il existait également onze partis chiites très différents, qui se sont eux aussi rassemblés dans une liste unique (la coalition chiite, menée par l’ayatollah Sistani). De leur côté, les sunnites ont boycotté le scrutin. Et c’est pourquoi Ghasan Salamé affirme : « Le pire, à mes yeux, est que les élections du 30 janvier 2005 ont constitué, d’une certaine manière, une régression démocratique (5) ».
Au nom de la démocratie, le scrutin de 2005 a donc figé les rapports de force, exacerbant les tensions entre la fameuse « tripartition » sunnites/chiites/Kurdes, qui n’est pas toujours pertinente [cf. ci-contre]. « Désormais, donner la parole au peuple fournirait réponse à tout. [...] La prudence minimale n’eût-elle pas exigé que cela se fasse de façon plus réfléchie, moins précipitée, plutôt que par attachement aveugle à un calendrier arbitraire sans lien avec les réalités du terrain ? (3) »
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1. Le parti Baas (« Renaissance ») a été créé en 1947 à Damas, avec pour fondements sont le nationalisme panarabe et la laïcité. Le Baas a dominé l’Irak en la personne de Saddam Hussein entre 1979 et 2003, date de la chute du dictateur suite à la Guerre du Golfe de 2003.
2. Un seuil électoral oblige à un regroupement des candidatures, évitant un éparpillement de l’offre politique. Ce mode de scrutin s’oppose entre autres à la proportionnelle « sur grandes circonscriptions » (département ou région), où chaque formation politique présente des listes dans les circonscriptions, et où l’électeur vote pour une seule liste de sa circonscription.
3. « Les élections ne devraient guère améliorer la situation en Irak », Le Monde, 31 déc. 2004, www.crisisgroup.org. Cf. aussi le long entretien avec Loulouwa Al Rachid paru dans Vacarme www.vacarme.eu.org
4. La Constitution de l’Irak a été approuvée en octobre 2005 par référendum. Les élections législatives de décembre 2005 ont vu la liste chiite arriver en tête, suivie de la liste kurde.
5. Ghassan Salamé, op. cit.
QUELQUES FIGURES POLITIQUES
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Les attentats se succèdent en Irak. « Il s’agit d’un d’un cercle vicieux bien connu : l’insurrection empêche les autorités de rétablir les services et infrastructures, ce qui détériore et aggrave la situation sociale, et conduit la population à ne pas s’opposer à l’insurrection. » (5)
On peut identifier trois grands courants dans cette insurrection.
— Les baasistes et nationalistes, qui agissent surtout dans les zones sunnites, même si ce mouvement comprend aussi des chiites. Il s’agit principalement de militaires de l’armée déchue. « Avant 2003, le régime irakien n’ignorait pas que la guerre allait avoir lieu et qu’il allait la perdre. Il s’était préparé à une activité de guérilla qui suivrait la chute de Bagdad [...] Cette famille constitue le plus fort contingent de l’insurrection. À mon avis, les trois quarts des attentats sont de son fait. » (5)
— Les islamistes : « L’Irak a constitué le refuge idéal pour des djihadistes désireux de continuer la guerre après la chute du régime des talibans en Afghanistan. [...] Il s’agit d’un courant islamiste principalement sunnite, à la fois arabe et kurde. En effet, la mouvance islamiste kurde s’est développée, principalement autour du mollah Krekar*. » (5)
— l’insurrection conduite par le chef religieux chiite Moktada Sadr*, dont la grande force est de « disposer d’une capacité de mobilisation impressionnante de ses partisans. » (5)
Ci-dessous, quelques figures-clés de la situation intérieure de l’Irak, qui permettent d’« insister sur le fait que la trilogie Kurdes, chiites, sunnites est simpliste, même si elle est très à la mode. » (5)
Ainsi, quel rapport, au sein du chiisme, entre la position vivement démocrate et pacifiste de l’ayatollah Sistani, et celle de Moktada Sadr ? Nous reviendrons dans un prochain article sur les composantes de la politique et de la société irakienne.
3 HOMMES-CLÉS DE LA SITUATION EN IRAK
—LE MOLLAH KREKAR Fondateur du groupe islamiste irakien Ansar al-Islam, implanté au Kurdisant irakien, le mollah Krekar est réfugié en Norvège depuis 1991. Il est sous le coup d’une procédure d’expulsion. Il a fait l’éloge d’Oussama Ben Laden et de l’ex-chef de la branche irakienne d’Al-Qaida, Abou Moussab alZarqaoui,
tué dans un raid américain le 7 juin 2006. Lorsque le Trésor américain
a annoncé en décembre 2006 qu’il gelait les avoirs du mollah Krekar
pour soutien au terrorisme, ce dernier a déclaré : « Le président Bush a
raconté 1001 mensonges sur ma personne. Maintenant, le nombre est porté
à 1002 ».
—LE GRAND AYATOLLAH ALI AL SISTANI Depuis l’invasion de la
coalition de l’Irak en 2003, le Grand ayatollah Sistani a joué un rôle
politique croissant. Chef vénéré de la communauté chiite, il a réussi à
se faire respecter par l’administration américaine. C’est notamment de
lui qu’est née l’idée d’une Constitution rédigée par les Irakiens et
d’élections au suffrage universel : « Les Américains ne pensaient pas se
lancer si tôt dans un processus démocratique. Paul Bremer s’était
comporté en Irak, dans les premiers mois, comme le maire d’une grande
ville américaine. Il considérait qu’il fallait, en priorité, rétablir
les infrastructures : les routes, l’électicité, etc. Pour lui, le
politique était secondaire et viendrait pas la suite. C’était sans
compter sur les Irakiens qui ont rapidement exigé d’avoir une
représentation politique. C’était notamment l’avis d’Ali Sistani.
L’ayatollah Sistani exigeait la tenue d’élections et voulait que la
Constitution soit rédigée par une assemblée élue. Dans une large
mesure, ce sont ses vues qui ont triomphé. » (5) L’ayatollah Sistani est
par ailleurs fermement opposé à toute résistance armée contre la
coalition, et appelle régulièrement au calme la population. Il
préconise en outre un simple rôle de référence pour les dignitaires
religieux qui ne doivent pas être engagés dans la gestion quotidienne
de l’État.
—MOKTADA SADR Ce jeune dirigeant chiite tire sa légitimité
politique de son père, l’ayatollah Mohamed Sadek al Sadr, assassiné
avec ses deux fils aînés en 1999 par des agents présumés de la
dictature de Saddam Hussein. Moktada Sadr bénéficie du réseau
d’influence de son père, et a renforcé sa popularité en développant un
réseau caritatif après le chaos de la guerre. Ses discours radicaux et
son intransigeance envers l’occupant américain ont séduit une grande
frange de la population, notamment dans la jeunesse et les classes
populaires. Son « armée du Mehdi », milice forte de plusieurs milliers
d’hommes, provoque régulièrement des affrontements avec l’armée
américaine. Le Mouvement Sadr II est un mouvement politique chiite
influent, dont plusieurs partis se réclament.