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Voisins séculaires, Slovènes et Italiens vivent côte à côte dans la province italienne du Frioul-Vénétie Julienne et dans la région d’Istrie, à cheval sur trois pays (Italie, Slovénie et Croatie). Si leurs relations sont aujourd’hui généralement bonnes, quelques points de friction, dont on peut retracer les sources au XIX et au XX siècle, sont apparus ces dernières années. En effet, des différends alimentent intolérance et mésentente entre ces deux peuples : droits et protection des minorités nationales respectives, débats sur les aspects les plus tumultueux de l’histoire ou encore déclarations à l’emporte-pièce de l’extrême droite italienne. Dernier incident d’importance en date : la décision, l’an dernier, du gouvernement de Silvio Berlusconi de déclarer le 10 février « Jour national de mémoire pour les exilés et les victimes des foibe » - les foibe étant les Italiens chassés ou tués par les forces communistes yougoslaves, notamment slovènes, après la capitulation italienne en 1943. En février 2005, la radio-télévision italienne diffusait un film pour le moins tendancieux sur cet épisode historique méconnu.
Les Slovènes d’Italie habitent aujourd’hui très majoritairement dans le Frioul-Vénétie Julienne, l’une des cinq régions autonomes du pays (les autres sont le Val d’Aoste, le Trentin-Haut-Adige, la Sardaigne et la Sicile) et probablement la plus riche sur le plan linguistique. Les italophones (de langue maternelle) y sont en effet que très légèrement majoritaires (52%) ; suivent les locuteurs du frioulan (43% ; parlé par les Frioulans essentiellement), le slovène (4,7%) et l’allemand (0,3%). Située dans le nord-est de l’Italie, la région est bordée par l’Autriche au nord, par la Slovénie à l’est, par le golfe de Venise (mer Adriatique) au sud et par la Vénétie, à l’ouest. Si les Frioulans habitent majoritairement dans la région d’Udine, les Slovènes se retrouvent dans la moitié sud du Frioul, à Gorizia et, surtout, à Trieste.
Ville frontière par excellence, Trieste revêt une importance particulière pour les Slovènes, car elle a longtemps été non seulement la première ville slovène en population, mais aussi un débouché économique et centre culturel slovène de tout premier plan. Dans la deuxième partie, cette ville habsbourgeoise est le siège de banques, de caisses d’épargne, d’associations culturelles et de journaux slovènes. D’autres peuples slaves, en particulier les Croates, constituent aussi une présence non négligeable dans la ville. Rappelons que le Frioul a très tôt (Xe siècle) fait partie de la maison de Habsbourg, fondatrice de l’Empire autrichien. Si, à partir du XVe siècle, on distingue un «deuxième» Frioul, le Frioul vénitien, rattaché à la République de Venise, Trieste devient la capitale du Frioul autrichien. Après l’éclatement de la République de Venise (1797), l’ensemble du Frioul retourne aux mains des Autrichiens. À l’issue d’un intermède napoléonien (1805-1814), l’Autriche retrouve la souveraineté sur l’ensemble du Frioul, mais elle concédera l’ancienne partie vénitienne au Royaume d’Italie dans les années 1860. Toutefois, l’Autriche conservera beaucoup plus longtemps - jusqu’en 1918, année où l’Empire est dissout - l’ex-Frioul autrichien qui, réuni à d’autres régions limitrophes, dont plusieurs en Slovénie (et en Croatie) actuelle, forme le territoire administratif des Côtes Adriatiques (Adriatischke Kustenland) dans la deuxième moitié du XIX siècle et au début du siècle suivant. Italiens et Slovènes ont donc longuement vécu au sein d’une même entité politique et administrative, notamment dans la péninsule d’Istrie, qui s’étend au sud-est de Trieste.
En Istrie, à l’époque de l’Empire autrichien - devenu formellement Autriche-Hongrie en 1867 - les Slovènes et les Italiens cohabitent aussi avec les Croates, qui sont le plus nombreux. Les Slaves, Croates et Slovènes, sont soumis à une très forte pression italianisante, tant dans l’administration que dans l’économie, qui est presque exclusivement aux mains des grands propriétaires italiens. Considérés comme culturellement inférieurs par les Italiens, les Slaves résistent en ouvrant de nombreuses salles de lectures et luttent auprès des autorités impériales à Vienne pour obtenir un plus grand nombre d’écoles en langue slovène et croate. Sur le plan politique, le découpage de l’électorat en curies est extrêmement désavantageux aux Slovènes et aux Croates, qui élisent moins de députés que les Italiens.
Après la Première Guerre mondiale et la défaite de l’Autriche-Hongrie, l’Istrie, comme l’ensemble dans l’ancien territoire administratif (autrichien) des Côtes Adriatiques, est rattachée à l’Italie en vertu du Traité «secret» de Londres de 1915. Ce traité, véritable secret de polichinelle, a été proposé par la France, la Grande-Bretagne et la Russie à l’Italie. Il prévoyait, en échange de l’entrée en guerre de cette dernière aux côtés des Alliés, l’attribution à l’Italie de larges portions de territoires à majorité slovène ou croate. Parmi ces territoires figuraient l’Istrie et la Dalmatie, mais seule la première sera intégralement occupée par les Italiens à l’issue de la Première Guerre mondiale. Par ailleurs, l’Autriche, devenue république, et la Hongrie englobent également des régions slovènes, si bien qu’on estime à 500 000 le nombre de Slovènes qui vivent en dehors du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes - communément désignée comme « première Yougoslavie » - créé en décembre 1918.
Dans l’entre-deux-guerres, les Slovènes d’Italie traversent l’une des pages les plus difficiles de leur histoire, car ils subissent les assauts du régime fasciste. Celui-ci impose l’italianisation des noms de famille en interdisant par la loi les noms de famille slaves - cette loi n’a été abrogée qu’en 1968. Un Slovène qui refuse de changer de nom s’en voit accorder un au hasard. Les noms des morts sont aussi modifiés par des interventions sur les pierres tombales. Les fascistes mènent par ailleurs une répression destinée à museler leurs organisations culturelles et économiques, en particulier à Trieste. Dans cette ville comme dans les autres zones où vivent des non Italiens, cette campagne de dénationalisation est menée par des milices irrédentistes, reliées à l’administration spéciale, basée à Rome, chargée de coloniser les nouveaux territoires. Parmi les milices, les Squadre d’azione se distinguent à Trieste. Dans l’une de leurs toutes premières actions, ils incendient, le 12 juillet 1920, le Centre national slovène (Narodni dom), qui abritait le théâtre, les archives communautaires et le siège d’organisations slovènes variées. Progressivement, la plupart des institutions slovènes ferment leurs portes. En 1925, la Banque Adriatique, première banque slovène, est fermée. Entre 1923 et 1930, le slovène est banni des enseignements scolaires et l’usage du slovène en public est interdit à compter de 1927. Enfin, l’année suivante, la presse et les coopératives slovènes doivent cesser leurs activités. L’Église, quant à elle, n’est pas épargnée, puisqu’une cinquantaine de prêtres est internée et deux cents sont interdits d’exercer dans l’ensemble des nouveaux territoires. L’ensemble de ces mesures en sol italien prend une tournure toute particulière si l’on se rappelle que Trieste, jusqu’au régime fasciste, n’avait jamais fait partie de l’Italie ou de l’un de ses États précurseurs, par exemple Venise. Que cette ville soit alors l’un des centres du nationalisme italien, très attaché à l’unité italienne, à l’italianité, et à la colonisation des terres irrédentes révèle assurément une insécurité « ethnique ». Dans les années 1930, la presse triestine employait couramment l’expression « bonifica etnica » («bonification ethnique», forme de nettoyage ethnique) et faisait ouvertement campagne pour l’italianisation des Slaves ou leur remplacement par des « éléments autochtones italiens ». Ainsi, les historiens de la période s’accordent pour qualifier la politique des autorités italiennes à l’égard des non-Slaves de ses frontières orientales de « racisme colonial », car l’État italien opposait, à « l’inculture » des Slaves, la « culture supérieure » des Italiens.
La Deuxième Guerre mondiale marque un profond changement dans les relations italo-slovènes, car ce sont les Yougoslaves qui, menés par le général Tito, un Croato-slovène, se trouvent dans le camp des vainqueurs en 1945. Cependant, la victoire est chèrement acquise, car la Yougoslavie, entrée en guerre en 1941, est dépecée par les occupants allemands et italiens, qui installent notamment un régime fasciste satellitaire en Croatie. La partie slovène de la Yougoslavie est administrée par trois pays : Italie, Allemagne et Hongrie. Dans la portion italienne, le dictateur Mussolini introduit des mesures de plus en plus liberticides à l’endroit de la population slovène à force que la résistance communiste yougoslave - les Partisans de Tito - se développe et menace les forces occupantes italiennes. Parallèlement à ce mouvement de libération nationale, certains Slovènes collaborent avec les Italiens ou avec les nazis, en particulier dans les zones peu ou pas italianisées. Parmi les résistants civils slovènes, des milliers sont déplacés dans des camps d’internement (Rab, aujourd’hui en Croatie, Gonars et Renicci) ou, pire encore, déportés vers des camps de concentration (il y eut environ 30 000 déportés). Il faut aussi mentionner la collaboration réussie entre les partis communistes italiens et slovènes, qui se traduit par l’établissement d’unités de Partisans italo-slovènes, auxquels se joignent des Italiens de l’armée régulière. Mais si les communistes des deux pays ont l’internationalisme en partage, les intérêts nationaux restent prioritaires, comme le montre la question du nouveau tracé des frontières après la guerre. Le 8 septembre 1943, la capitulation de l’Italie est bien sûr accueillie avec joie et soulagement par les Slovènes. Le concept selon lequel les Italiens sont la nation dominante ou conquérante, et les Slovènes la nation dominée ou réprimée, est intégralement bouleversé. Psychologiquement, la balance penche du côté des Slovènes.
L’après-capitulation est vécue en revanche difficilement par les Italiens d’Istrie et des environs de Trieste, car la présence de l’armée yougoslave qui, aidée des Alliés, a libéré ces zones de la présence politique et militaire allemande et italienne, est accompagnée d’une nouvelle vague de violence. Des milliers d’Italiens, dont bon nombre de sympathisants fascistes, civils et militaires, mais aussi des anticommunistes slovènes et croates, sont arrêtés. D’autres sont sommairement exécutés (souvent à l’issue de procès très expéditifs) par les communistes yougoslaves et jetés dans les foibe. Ces dernières sont des crevasses naturelles ou des grottes en terrain calcaire, qui s’ouvrent à l’extérieur par des gouffres verticaux. Elles sont très nombreuses dans l’arrière-pays triestin, en Istrie et le long du littoral croate. Ces exactions connaissent leur apogée aux mois de mai et juin 1945, au moment de l’arrivée des Yougoslaves à Trieste. Les Alliés arrivent un jour après. Trieste était contrôlée depuis octobre 1943 par les Allemands, qui avaient installé, à proximité, un camp de transit pour les Juifs et les résistants italiens et slaves. Les Yougoslaves entrent dans la ville au cri de « Trieste est à nous » et l’administrent pendant quarante jours, période au cours de laquelle des exécutions d’Italiens et d’autres opposants se poursuivent. Il faut distinguer deux phases dans les foibe : une première, spontanée et animée par une soif de vengeance ; une deuxième, plus politique et planifiée, qui traduit la volonté systématique des Partisans d’éliminer toute opposition à leur projet national. En 1947, le traité de Paris crée le Territoire libre de Trieste, sous contrôle de l’ONU et divisé en deux zones. La zone A, qui comprend la ville elle-même, est administrée par les Britanniques et les Américains ; la zone B, qui recouvre des territoires plus au sud, le long du littoral istrien, est dirigée par les Yougoslaves. Enfin, ce n’est qu’en 1954 que Trieste devient à nouveau italienne, mais les Italiens devront renoncer à la quasi-totalité de la péninsule d’Istrie. Après le redécoupage définitif de la frontière italo-yougoslave, les relations entre Slovènes et Italiens s’améliorent très sensiblement. Trieste devient, plus que jamais peut-être, « une porte ouverte vers l’Est européen », comme le souligne l’ancien maire Riccardo Illy et actuel gouverneur du Frioul. Aussi, la gauche italienne, très présente dans la vie politique de la deuxième moitié du siècle dernier, n’entretient pas d’animosité particulière vis-à-vis de la Yougoslavie. Et pour cause : le véritable rideau de fer se dresse le long de la frontière yougoslavo-hongroise. Ainsi, la question des foibe n’a jamais été abordée, encore moins étudiée «scientifiquement».
En février 2005, un film intitulé Il cuore nel pezzo (« Un cœur dans la crevasse ») est diffusé sur la Radio télévision italienne (RAI) à une heure de grande écoute : près de 17 millions de personnes sont devant leur écran. Il raconte l’histoire des foibe et de l’exode des familles italiennes après la prise de pouvoir par les Partisans yougoslaves en Istrie. Il s’agit ni plus ni moins d’un film de propagande puisqu’il est une «commande» de l’Alleanza nazionale (Alliance nationale, parti d’origine fasciste), qui fait partie de la coalition gouvernementale dirigée par Silvio Berlusconi. Dans le film, il n’est à aucun moment fait allusion au fascisme italien ou au nazisme. L’Italie est présentée uniquement comme une victime innocente, non comme une alliée de l’Allemagne nazie. Du coup, il n’est nullement précisé que bon nombre des victimes italiennes étaient des sympathisants fascistes. Quant aux Slovènes, ils sont présentés comme un peuple génocidaire et brutal. Les soldats italiens du film sont, au contraire, altruistes et pleins d’humanité. En somme, le film manque cruellement de contexte historique et d’objectivité. Guère étonnant donc que la gauche italienne et l’ensemble de la classe politique slovène dénoncent cette opération orchestrée par le gouvernent italien. Enfin, ce n’est pas un hasard si, la même semaine, l’Italie commémore, pour la première fois, le « Jour national de mémoire pour les exilés et les victimes des foibe ». Au pouvoir depuis 2001, la coalition dont fait partie l’Alliance nationale cherchait depuis longtemps à contrer les critiques à l’endroit de ses racines fascistes. Attirer l’attention sur les crimes perpétrés par les communistes était une façon parmi d’autres d’arriver à cette fin. En ce sens, le film et la commémoration sont davantage des instruments de lutte politique nationale qu’une opération destinée à ternir l’image des Slovènes. Néanmoins, le débat s’est déplacé au Parlement européen, où députés italiens et slovènes ont échangé des propos virulents. Pour les uns, il s’agit de l’un des pires cas de nettoyage ethnique en Europe ; pour les autres, les foibe doivent être replacées dans leur contexte historique et ne doivent pas être instrumentalisées. Finalement, cette « réécriture de l’histoire », comme la décrit Promemoria, l’Association italienne contre le fascisme et le nazisme, est dommageable aux Slovènes, dont elle donne une image faussée aux Italiens et aux autres Européens - mais surtout à l’Italie qui, par la voix de son gouvernement, se montre sous un visage peu flatteur.