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Nafissatou, tabou ! tabou !

Nafissatou, tabou ! tabou !

Nafissatou, tabou ! tabou !
Mis en ligne le mercredi 14 décembre 2011.

Publié dans le numéro 009 (septembre 2011)

Comment France 2 s’en vint à Ziguinchor

(à propos du reportage télévisé diffusé le 25 mai 2011, sur France 2, au JT de 20 heures)

Un reporter en plan fixe, micro au poing, air grave de l’envoyé spécial en zone dangereuse. Il a tombé le gilet pare-balles, lève courageusement son front nu au vent africain. Rentre un peu les épaules à l’envol d’un oiseau, crainte légitime d’une rafale de kalache, d’un lâcher de bombes, d’un coup de queue de python ou d’une piqûre de flèche empoisonnée susceptible de le ravir à tout moment à nos yeux. Derrière lui des manguiers, des chèvres, des poules. Des cours ombragées, des maisons en pisé tout ce qu’il y a de plus paisible et rassurant, mais justement : est-ce que ce n’est pas trop rassurant. L’Afrique profonde : le visage du reporter est marqué, même air pénétré que les envoyés spéciaux à Bagdad ou Kaboul plantés devant le décor nocturne d’explosions et de tirs de DCA regardés par les baies d’un hôtel intercontinental. Des voitures passent quand même de temps en temps. Merde ! le cadreur n’a pas pu les planquer toutes. Ce qu’il a réussi à laisser hors champ, ce sont les.poteaux électriques, l’avenue goudronnée qui passe pourtant à trente mètres de là et le coquet hôtel auquel la petite équipe retournera sitôt le boulot terminé bronzer au bord de la piscine en forme de haricot, vue sur le fleuve, crevettes tigrées à la plancha et mousse au chocolat.

Le reporter se lance, un bandeau s’affiche : Ziguinchor. France 2. Des mots accolés pour la première fois peut-être depuis 2002 et le naufrage du Joola, deux mille morts, plus de victimes que le Titanic même, impossible faute d’accès à internet de vérifier sa couverture médiatique à l’époque mais allez, trois occurrences au JT de 20 heures, deux analyses sur l’éternelle incurie des gouvernants africains, l’éternelle précarité de la vie sur le continent et hop, sujet suivant. France 2 à Ziguinchor. Pour quoi faire ? Vanter la douceur de vivre de la ville ? Instruire l’opinion française sur l’évolution ou plutôt la non-évolution du conflit de Casamance, enlisé depuis trente ans dans un je-m’en-foutisme à peu près général ? Tenter d’expliquer aux téléspectateurs le fonctionnement de la société diola, d’une horizontalité à transporter d’enthousiasme les anarchistes les plus radicaux ? Non : parce que depuis deux jours court un bruit énorme. Un scoop à attirer toutes les fouines. Une aubaine dont la ville entière bruit déjà, chacun y allant de son pronostic : bien sûr que ça va faire du bien à la région ; bien sûr que des tas de gens qui n’avaient jamais entendu parler de Ziguinchor connaîtront désormais la ville et auront envie d’y venir ; bien sûr que le tourisme en chute libre depuis trente ans (de 50 000 visiteurs annuels en 1980 à 10 000 environ aujourd’hui, alors que dans le même temps les chiffres mondiaux ont quadruplé) va repartir. Comme si l’insondable absence de curiosité de l’Occident avait d’un coup cessé d’être invincible.

Le scoop : la maman de Nafissatou Diallo est là, dans une maison du quartier Soucoupapaye, au cœur de la ville. La maman de Nafi. L’authentique génitrice de l’authentique femme de ménage responsable de la chute du directeur général du FMI. C’est du lourd. Du très lourd. « Quand j’ai entendu son nom, au début j’ai été pris de vertige, raconte Papo Mané, le journaliste de Walfadjiri et voisin des Diallo qui a révélé le scoop. J’ai douté, je me suis dit : est-ce que tu n’es pas en train de faire une erreur énorme, de te tromper de personne. » Jackpot. Enfin du tangible, du concret, alors que toutes les pistes se dérobaient depuis dix jours et que même le fin fond du Fouta Djalon natal de Nafissatou, en Guinée, refusait de livrer la moindre découverte aux bataillons de journalistes lancés à son assaut. La maman de Nafi. C’est-à-dire un peu de Nafi. C’est-à-dire un peu de ce brave saye-saye de DSK (saye-saye : coureur, brigand, voyou, qualificatif wolof plutôt affectueux et à peu près universellement revendiqué par les mâles sénégalais ; DSK ou la quintessence du saye-saye). C’est-à-dire un peu de notre bon vieil Occident, perdu au fond d’un trou dont l’être-trou, la confirmation que c’est bien un trou reste l’essentielle information véhiculée par le reportage - le principal constat aussi, sans doute, qu’il était plus ou moins tacitement demandé au reporter de rapporter de la petite ville. (Émerveillement de découvrir que les deux mondes puissent parfois, exceptionnellement, se rencontrer ; importance capitale alors, pour la valeur de cet émerveillement même, que la distance entre eux demeure maximale).

La voilà donc à l’écran. Adja Aissatou Diallo, vieille dame parlant peul, mère d’une fille partie depuis des années aux États-Unis où allez savoir ce qu’elle vit. On grimace de la voir à nouveau dérangée. On se rassure vite : rien de nouveau ; le film n’est qu’un montage d’extraits de la brève interview réalisée deux jours plus tôt par Papo Mané, seul journaliste aux questions duquel Mme Diallo aura accepté de répondre, avant de retourner à son foutu silence. C’est bête quand même. Venir de si loin pour se casser les dents dans les tout derniers mètres et devoir se contenter de rester à la porte de la grotte aux scoops. On se rattrape comme on peut : voilà au moins la maison de la mère de Nafissatou. En long plan fixe pour que le spectateur la regarde bien, puisse s’en repaître les yeux jusqu’au vertige. La maison de la mère de Nafi - en tout cas celle des parents qui l’hébergent en ce moment, le temps d’un séjour à Ziguinchor, autant dire sa maison à elle, c’est kif-kif. Et même, si on veut l’avoir en mille : tout bonnement, dixit la rumeur, « lamaison-dans-laquelle-Nafissatou-en-personne-passa-jadis-plusieurs-mois-lors-d’un-séjour-à-Ziguinchor ».

C’est le moment de sonder les voisins, qui s’en souviennent comme d’une fille absolument pieuse et sans histoires, absolument incapable de tout ce qu’on raconte sur elle (comme s’il allait de soi qu’elle avait eu à se montrer « capable » de quelque chose pour que les choses en arrivent là). Demain ce sera le tour des Suisses, des Belges, annoncés avec cameramen et preneurs de son : eux aussi l’auront dans l’os, prévient déjà en substance Papo Mané, un peu fatigué de jouer l’aiguilleur de confrères mais portant beau son rôle de découvreur jeté d’un coup au cœur du buzz.

A l’écran, le reporter de France 2 poursuit. Fascination devant la performance à laquelle il se livre, réussissant le tour de force d’asséner à chaque phrase une nouvelle perle. Air absorbé, sérieux : « On se doute qu’ici l’affaire DSK est très loin des préoccupations du quotidien ». On s’en doute : car il est bien évident qu’à Ziguinchor on n’écoute pas la radio, qu’on ne regarde pas la télé, plus généralement qu’on ne sait rien de ce qui se passe dans le monde, et encore moins lorsqu’il s’agit d’affaires croustillantes dont les journaux de la planète entière font leur miel. Qu’on est encore moins concerné lorsque par un extraordinaire concours de circonstances les projecteurs se braquent subitement vers une petite ville méconnue d’Afrique, et que cette petite ville est justement celle où l’on se trouve. Chut, murmure encore le pénétrant observateur : « Ici le sexe reste tabou. » Tabou ! Tabouououou ! Image des Ziguinchorois yeux voilés, bouche cousue, sexe sagement rangé en attendant la prochaine fois qu’ils s’en serviront sans s’en rendre compte, continuant d’aller par les rues et de passer à deux pas de la maison de la tombeuse de DSK sans le savoir ou dans un silence gêné, car du sexe ici on ne dit rien. Tabouououou !

La vérité : depuis deux jours que la nouvelle est tombée, la ville ne parle plus que de ça. Pas un coureur de jupons qui n’y aille de son couplet compatissant pour le frère de cavale pris la main dans le sac. Pas un siroteur de thé qui ne lâche entre deux gorgées des soupirs lourds de sous-entendus douteux quant à l’innocence de la femme de ménage, voire à la vertu des Peuls en général. Je glane çà et là des bribes de réactions qui valent ce qu’elles valent, comme toujours, c’est-à-dire à la fois pas grand-chose et pas tout à fait rien. Et je reste surpris de l’unanime empathie pour le dirigeant du FMI. « De si haut, tomber si bas... » commente un coureur chamboulé comme si c’était sur lui qu’avait failli s’abattre la foudre réprobatrice. « Même à mon ennemi, je ne peux pas souhaiter ça » avoue un autre, n’éprouvant manifestement pas la moindre difficulté à s’identifier au patron cent mille fois riche comme lui de l’institution honnie. Certains tremblent déjà pour Nafissatou, sentent venir la tornade qui la frappera bientôt elle et sa famille. D’autres vibrent à l’idée de voir incessamment débarquer les enquêteurs américains, agents de la défense comme de l’accusation qui ne laisseront perdre aucun indice, exploiteront chaque moyen de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. « Ils vont venir, obligé, s’échauffe d’avance un chauffeur de taxi, rappelant que les Américains conservent une base militaire à Elinkine, à une heure à peine de Ziguinchor. S’ils ne sont pas déjà là. Avec les moyens qu’ils ont, attends ! »

Le reporter range son micro. Il est venu, il a vu, il a vaincu : rien n’est venu perturber l’idée qu’il se faisait de ce bout du monde, c’est-à-dire pas beaucoup d’idées, plutôt une grande absence d’idées. Dans la rue les commentaires continuent d’aller bon train. « Chez nous, toute cette histoire n’aurait fait qu’un entrefilet » glose un ancien militant de l’extrême-gauche sénégalaise que j’attendais plus critique. Puis se ravisant : « Bon, c’est vrai qu’il a l’air d’avoir le slip très très chaud quand même. »


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