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La Viande et le Trophée

La Viande et le Trophée

La Viande et le Trophée
Mis en ligne le lundi 31 mars 2014.

Publié dans le numéro 034 (octobre 2013)

Entretien avec Alain T., ancien guide de chasse en Afrique

 

Je sais pas de quoi vous voulez qu’on parle ?


Euh... les safaris... Parce que vous nous aviez dit avoir été chasseur-guide en Afrique.

Guide de chasse, promoteur de chasse : ce sont les gens qui organisent des chasses, des safaris... Enfin safari, c’est un bien grand mot. Faut vous dire qu’on parle du passé parce que ça n’existe plus les safaris. Comme la chasse en général a été tellement détractée, tellement critiquée par des bonnes âmes qui trouvaient que c’était insensé de faire du mal à de pauvres petits animaux qui nous ont rien fait - mais qui meurent quand même de toute façon -, qui savent pas que, même en France, si on voit encore un faisan c’est grâce aux chasseurs - s’il y a un sanglier ou un cerf, c’est grâce aux chasseurs -, mais qui ont systématiquement trouvé qu’il fallait pas tuer un éléphant, qu’il fallait pas... c’est vrai. (silence) Aborder ce problème-là, c’est très très compliqué. Parce que : ou on l’aborde du côté du chasseur - pour qui c’est une passion -, ou on l’aborde du côté d’un public un peu indifférent - et il en a rien à foutre -, ou du côté « Brigitte Bardot » qui est systématiquement contre sans savoir trop pourquoi : style SPA, « on ne tue pas » ! Et puis, il y a aussi ceux qui veulent pas tuer un insecte et puis... c’est comme ça. Alors bon... Dans ma famille, on a toujours été chasseurs. Moi j’ai été élevé parmi des gens qui étaient très contents de passer une journée de chasse après leur boulot parisien, d’aller en Sologne se détendre un peu et rapporter à la maison un lièvre qui faisait le plaisir de tout le monde ou un faisan ou un machin comme ça. Donc quand mon père a trouvé que j’avais l’âge et puis la compétence d’avoir un fusil, il m’a emmené à la chasse, parce que c’était comme ça et parce que son père l’avait emmené à la chasse quand il avait seize ou dix-sept ans puis voilà ! L’un entraînant l’autre, ça m’a donné un goût effréné pour la chasse, les armes. Et bon ben, je me suis acheté un fusil... Quand j’ai eu deux sous, deux fusils. Quand j’ai eu trois sous, trois fusils, puis quand j’ai eu un peu plus de sous, une armurerie entière...


C’est-à-dire...

Oui, une armurerie ! Une armurerie à Paris, près des Champs-Élysées, une grosse affaire. Cette affaire, je l’ai achetée à un garçon qui possédait en Afrique un territoire de chasse qu’il avait amodié...


Amodié ?

Amodié, ça veut dire louer. C’est un fermage en fait, c’est un bail. Donc, en achetant cette armurerie, je me suis trouvé à la tête de cette entreprise de safari, voilà.


Mais est-ce que vous aviez déjà été en Afrique ? Est-ce que vous aviez déjà fait des safaris ?

Ah oui ! Sinon j’aurais pas mis mon petit doigt dans cet engrenage-là, parce que c’est infernal ! À titre personnel, j’avais déjà été chasser en Afrique bien sûr, mais comme client. C’est-à-dire comme client privilégié, parce que j’étais dans un milieu de chasseurs. Parmi les chasseurs, il y avait des gens qui avaient déjà été chasser en Afrique, qui m’ont présenté des guides et, comme j’étais armurier, les guides m’ont dit : « Entre professionnels on se fait des prix. Tu nous fais des prix sur les cartouches, sur les fusils, sur l’équipement, et nous on te fait des prix sur le séjour », et voilà. Sinon j’aurais pas pu... C’était vraiment très très cher, un safari coûte horriblement cher.


C’était dans les années 50-60...

Oh non, plus tard, beaucoup plus tard que cela. La première fois : juste après mai 68, tiens ! Je m’en souviens encore ! Au lieu de balancer les pavés sur les CRS, on allait tirer les éléphants ! (rires)


Qui partait chasser à l’époque ?

Ah ça, je peux pas trop en parler, non. Je peux pas citer de noms. Dites-vous bien que c’est, c’était les gens qui avaient de très forts moyens.


Et qui étaient les guides ?

À cette époque-là, et en RCA, c’était des Français uniquement : il faut pas oublier que la RCA, c’était l’ancien Oubangui-Chari, qui était une colonie française. C’était principalement les types de la coloniale qui étaient démobilisés, ils s’étaient établis sur place et ils vivaient dans le pays. On les démobilisait avec leur fusil, et : au-revoir monsieur. Ils faisaient, s’ils étaient un peu mécano, garagiste, ou comme un de mes copains, marchand de coffres-forts pour équiper la cour de Bokassa.


Donc, vous achetez la boutique avec les terres en Centrafrique...

J’ai exploité ça à peine deux ans. Après je me suis replié sur le Cameroun qui était politiquement beaucoup moins aléatoire que la République Centrafricaine. Fallait oublier les éléphants qui étaient beaucoup moins nombreux et beaucoup moins beaux. Vous savez, on chasse toujours pour le trophée. Il faut dire que jamais jamais jamais, de ma vie, je n’ai tiré ou fait tirer une femelle ou un jeune : on tire pour le trophée. Le trophée, ça veut dire le vieux mâle, qui de toute façon est près de sa fin. C’est un vieux solitaire, un vieux mâle, et l’année d’après, il y est plus, vous l’avez pas tiré, il est mort quand même. Ce n’est pas une excuse : je ne cherche rien comme excuse ! Mais vous pensez bien qu’un buffle comme ça (son regard se tourne vers un mur où est accroché un crâne surmonté de deux imposantes cornes), il en a plus pour longtemps : il est trop vieux et c’est fini pour lui. Bon alors, pourquoi ces gens là viennent en Afrique ? Pour toute la vie dire : « Ah ça, je me rappelle... » Ils font ça à quarante ans et à quatre-vingts, au-dessus de leur bureau, il y a cette bestiole qui leur rappelle : « Dis donc, quand même, quand on a tamboulé... »


Tambouler ?

Tambouler ça veut dire... c’est en sango : tamboula, crapahuter, vous dites ici. Les types qui ont fait cette Afrique gardent beaucoup du vocabulaire. Une musette comme ça, je l’appelle un bozo : « Mon bozo ! » Une voiture, c’est un koutou. « Hé, la clé du koutou ! » Koutou ça veut dire le camion, la Jeep, le véhicule, voilà. Les biloko : les bagages, les impedimenta, comme on dit chez nous. « Les biloko sont prêts, allez ! en route ! » Voilà, c’est... Et puis il faut parler le sango, car vous avez des types sur place qui ne parlent pas un seul mot de français ou alors un français tellement rudimentaire que vous avez aussi vite fait d’apprendre le sango. Lequel sango se parle avec trois cents mots, mais c’est une merveille ! C’est une merveille, c’est la langue la plus poétique que vous pouvez trouver. Je vous donne un exemple : ngou ti lavou, c’est le miel. Et ngou ti lavou, ça veut dire « la larme de l’abeille » : ngou, c’est l’eau, et lavou, c’est l’abeille. C’est beau comme le jour ! Le sango, c’est la langue véhiculaire, c’est ce qu’on appelait le petit nègre dans le temps. Les Anglais appelaient ça le pidgin : broken english. Dans l’Ouest africain, chez nous, c’était le sango la principale. Après, vous avez le banda, le baya, le zandé, le mandjia... Le révérend père Tisserant a fait un très joli dictionnaire de sango. Ils ont fait ça, les Pères Blancs, là-bas. Ils ont fait beaucoup, faut pas leur jeter la pierre non plus, ils ont fait beaucoup de bien.


Donc les gens viennent pour le trophée...

Surtout pour le trophée ! Et le dépaysement bien sûr, l’aventure aussi, parce que c’est tout de même beaucoup de fatigue. Dites-vous bien qu’un type lambda, c’est entre quinze et vingt kilomètres de marche difficile par jour. Bon... on porte pas, parce qu’on a les porteurs : on porte même pas son fusil ! On porte son fusil pour l’approche finale de l’animal, où là on est tout seul... Mais jusqu’au moment où, dans les jumelles, on a trouvé le beau mâle qui vaut la peine qu’on fasse l’approche... Et l’approche, ça peut durer longtemps : faut tourner le vent, faut jeter de la cendre - qu’on met dans une salière - pour voir de quel côté va le vent, parce que les animaux sentent très bien, ils voient pas très bien mais ils sentent très bien et entendent très bien. Ce sont des animaux dangereux : si jamais le type prenait peur - le client, enfin, je veux dire le chasseur - il faut que vous soyez là avec une arme de gros calibre pour éviter la charge et pas perdre votre client. (rires)


Et donc, les gens vous connaissent parce qu’ils savent que vous êtes organisateur...

Alors ça, c’est le bouche à oreille ! Tout le monde sait que : « Ah ben lui, il a un très beau territoire. On trouve des très beaux cobes de Buffon, de très beaux buffles »... Alors voilà. Les cinq grands : le buffle, l’éléphant, le lion et puis après il y a deux-trois antilopes très rares. Celui qui a les moyens, qui fait son safari chaque année : il fait un safari pour un buffle, il veut un buffle. Après, il veut... un éléphant, il va prendre un safari pour un éléphant. Mais vous avez pas forcément l’animal qu’il recherche au même endroit, parce qu’ils ont tous leur biotope différent. Par exemple, un éland de Derby - c’est un fabuleux trophée, l’éland de Derby ! - je pouvais pas vendre un safari pour un éland de Derby, j’en avais pas !


Votre fond de commerce, si on veut, c’est votre territoire. Et vous dites : « C’est mon territoire. » C’est comme ça qu’on dit ?

Exactement, c’est le territoire de chasse qui comporte le gibier. C’est comme un restaurant avec sa carte, ni plus ni moins ! Si vous avez envie de manger du poisson, vous allez pas à la Villette, près des abattoirs.


Donc quelqu’un a entendu dire que vous avez un territoire avec ce qu’il recherche...

Oui. Et puis on lance des invitations pour des cocktails pour prospecter la clientèle, avec des films, des photos, des trucs comme ça. Ça se passe dans des endroits comme la Maison de la Chasse et de la Nature, à l’hôtel Guénégaud. Moi, j’avais la chance d’avoir la boutique donc, quand la saison était finie, je me rapatriais personnellement dans la boutique et puis, là, je recevais les clients. Lesquels clients m’apportaient d’autres clients : « Venez avec Untel, je lui en parlerai », « Tiens, est-ce que je peux vous présenter M. Untel qui serait intéressé. »


Mettons, vous avez un nouveau client, ça se passe comment ?

Bien voilà, il arrive et puis : « Vous savez, je suis très intéressé par un safari. J’ai déjà chassé à tel et tel endroit » ou : « J’ai jamais chassé. » S’il a chassé dans tel et tel endroit : « J’aimerais bien dans mes trophées, parce que j’ai une maison à la campagne avec des trophées, j’aimerais bien mettre un sitatunga. » Ou : « J’aimerais bien aller dans le Kalahari, est-ce que vous pouvez m’emmener dans le Kalahari ? »


Qu’est-ce que vous lui proposez ?

Jamais moins de quinze jours ! Parce qu’on peut rien foutre en moins de quinze jours. Bon, vous avez des safaris de huit jours, mais c’est toujours pareil : vous avez le McDonald’s et puis vous avez La Tour d’Argent. Moi, j’estime que quinze jours, c’est le bon truc : ni de trop, ni de pas assez. Au bout de quinze jours, les types en ont marre, et on n’est acclimaté qu’au bout de huit jours. Vous savez : un type qui arrive en Afrique, c’est pas évident : il va transpirer déjà cinq à six litres par jour sans s’en rendre compte. Il va venir vous voir en disant (petite voix comme à l’oreille) : « Euh... Alain, vous savez, je suis très emmerdé... Il va falloir songer à me rapatrier. » Je sais déjà ce qu’il va me dire : « Ben, vous savez, je pisse plus. » (rires) Ahhh ben voilà ! Moi je lui dis : « Ben vous pouvez pas pisser de partout ! Déjà vous transpirez, vous pisserez dans trois jours et puis voilà ! » Les types savent pas ça. Ils se disent : ça y est j’ai une rétention d’urine, c’est l’horreur ! Il va falloir me rapatrier et caetera. Et puis rapatrier un gars, attendez, c’est pas évident, c’est pas du tout évident !


Donc vous discutez, vous vous mettez d’accord...

Vous savez ce que c’est qu’un outfitter ? On pourrait dire un équipeur ou un machin comme ça. Si c’est la première fois, vous n’avez rien : pas plus les chaussures que la casquette. Bon. On commence par les chaussures. En République Sud-Africaine, vous pouvez chasser en tongues si vous vous voulez : les terrains sont plats, il y a que des serpents. Mais les serpents, même avec d’autres chaussures, ça ne changera rien : vous serez piqué. En RCA, par contre, il faut des rangers. Puis faut des pantalons, des chemises à manches longues mais qu’on peut relever. Les caleçons : à en pleuvoir. Des chemises : à en pleuvoir. Faut dire qu’on change trois à quatre fois de chemise par jour. Et c’est pour ça qu’il faut des boys lavadères.


Comment vous dites : « boy lavadère » ?

Le lavadère, qui fait la lessive. Les chauffeurs s’appellent les « boys moteurs ». Bon, on équipe le type. Il lui faut une carabine, il lui faut des cartouches. Il lui faut une bretelle pour porter la carabine. Il faut une ceinture pour mettre les cartouches. Il lui faut une paire de jumelles pour qu’il voie lui-même son gibier. Une lunette sur la carabine, un chapeau, des mouchoirs - le tout pas voyant, pas blanc : tout kaki. Bon, une fois qu’il est équipé, on lui dit : « C’est un forfait : Roissy-Roissy puis voilà ! C’est tant par jour et c’est pas discutable. C’est oui ou c’est non ? Alors, ma période pour vous, c’est ce créneau de tant à tant, là, j’ai quinze jours là, sinon j’ai d’autres clients, c’est à vous de décider, sinon on remet à l’année prochaine. Alors vous voulez quoi ? Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?... - Bien, en dehors de mon trophée que je voudrais bien... Vous ferez pour le mieux. »


Mettons il vous a dit oui. L’étape suivante, vous avez pris rendez-vous, je sais pas, le 15 juillet...

Eh bien oui, avec son bagage.


Vous prenez l’avion ensemble ?

Oui, on prend l’avion ensemble ou, si je suis déjà en Afrique, il prend son avion tout seul mais je l’attends à l’aéroport. Prenons, par exemple, la République Sud-Africaine parce que c’est plus simple à expliquer. Là, on l’attend à Jan Smuts, l’aéroport de Johannesburg. Pour s’acclimater - on n’emmène pas tout de suite le client -, il a sa première nuit d’hôtel au Carlton. Bon, le Carlton, c’est pas plus beau qu’autre chose. Ce doit être le meilleur hôtel de la place mais, là-bas, c’est pas New York, c’est pas le Carlton de Paris. Bon ben, il enlève sa cravate. Il se met au lit, il se met bien... Le lendemain matin : petit déjeuner briefing. On se retrouve dans le lobby et on lui explique que, là, on va se taper quelques centaines de kilomètres de routes, mais goudronnées. Là, c’est beau comme tout ! Je sais pas si vous avez déjà été en Afrique du Sud, mais c’est extraordinaire. Les routes sont magnifiques, bardées de fleurs : splendides ! Bref, on arrive dans le camp de base.


Dans votre territoire ?

Voilà, territoire que, encore une fois, j’amodie ou je paye.


Mais avant qu’on continue : à qui vous payez ce territoire ?

À l’État. Je le loue au gouvernement, ou je l’achète.


Mais... il y avait des villages, des pistes sur ces territoires ?

Ah oui, oui, absolument !


Mais qui est propriétaire de la terre, alors ?

Vous, si vous l’achetez. Vous êtes propriétaire de tout !


C’est-à-dire...

Tout ! Tout... Des gens... Ben oui, c’est médiéval, mais c’est comme ça. Vous êtes propriétaire de tout ! Charge à vous d’entretenir un peu tout ça, de mettre des éoliennes si vous voulez garder le gibier sur votre territoire. Faut faire creuser des pompes éoliennes, non pas pour l’électricité - on s’en fout - mais pour remonter l’eau. De faire des bacs, enfin des creux en ciment : des conques. Sinon le gibier reste pas chez vous : il s’en va, il fout le camp. S’il a pas à boire, c’est fini. Bon alors, notre bonhomme arrive : il se met bien à l’aise, il a voyagé toute la journée. Et le lendemain, au boulot ! Alors...


Mais le camp de base, ça ressemble à quoi ?

Le camp de base, c’est un lodge. C’est très beau, c’est en dur. Il y a l’eau, l’électricité, frigo, une grande table... parce que les types viennent généralement ou avec leur fils ou avec des accompagnateurs ou leur femme ou... plus rarement les femmes.


Qui payent aussi ?

Oui mais pas le même tarif : tarif accompagnateur. Je vais vous dire, pour un chasseur, il faut : un pisteur, deux porteurs... Pour un accompagnateur, faut rien du tout : le lavadère il prend le linge en supplément, et il y a la nourriture. C’est juste un service hôtelier si vous voulez, mais ce n’est pas un service « chasse ». Donc c’est beaucoup moins cher, c’est même pas la moitié. Mais bon, c’est un coup de chapeau, ça fait plaisir, les gens reviennent après. Parce que la dame, généralement, elle prend une caméra ou des photos : elle suit, pratiquement jusqu’au dernier moment. Puis elle vous fait louper des trucs quelquefois, parce que, au moment où c’est l’approche sur un animal dangereux, on entend : bbjjjjj (bruit d’une caméra) Hop ! Y a plus d’animaux ! Vous avez crapahuté dix kilomètres et vous avez un coup de caméra ! Elle s’est pas rendue compte... Tous les bruits existent en brousse, sauf les bruits métalliques. Un bruit métallique, un claquement, un type qui a oublié de monter sa cartouche dans la culasse : terminé, on rentre à la maison, vous avez vidé deux cents hectares de savane. C’est affreux ! Un bruit métallique, c’est terrible. Un tout petit bruit métallique !


Donc, si on reprend, il a passé la nuit là : acclimatation...

Le lendemain au boulot ! À partir de ce moment-là, je guide un client, avec son accompagnateur ou sans son accompagnateur : l’accompagnateur peut aller cueillir des fraises s’il veut, m’en fous ! Et puis nous voilà partis avec une Jeep, bon je dis Jeep mais c’est des Toyota... On fait les approches de brousse au maximum de ce qu’on peut, mais moi j’ai horreur de la chasse en voiture ! Ce qui fait qu’on s’approche le plus loin possible et après : à pied ! Derrière, il y a un pisteur et deux porteurs. Pour l’eau, pour les fusils, ils ont des bozos : ils mettent dedans tout ce dont on peut avoir besoin. Et nous voilà partis avec les jumelles. Alors on regarde, on sent le vent, on tourne. On ouvre les yeux et les jumelles. Et quand j’aperçois une belle antilope rouanne ou un truc comme ça, je vais demander au client : « Est-ce que ça vous intéresse une antilope rouanne ? - Oh oui oui ! » Une antilope rouanne, c’est un très joli trophée... mais il y a la taxe d’abattage.


C’est-à-dire ?

Tous les gouvernements, tous les États font payer des taxes d’abattage sur le gibier. C’est un revenu comme un autre. Faut pas croire qu’on prélève un éléphant gratuitement, on paye une taxe d’abattage, et moi je suis obligé de déclarer, chaque année, ce que j’ai abattu. Puis il faut pas tricher parce que tout le monde le sait. Donc... on parle pas trop de ça, le client il sait qu’il y a des taxes d’abattage, on va pas lui dire, à chaque fois, c’est tant : « Attention ! Votre coup de carabine va vous coûter deux cents euros ! » Puis je vous dis, encore une fois, c’est un peu secondaire, ce sont des gens qui ont les moyens, ils sont pas à ça près. Donc, si ça l’intéresse, on fait l’approche. Quand vous avez repéré un animal très loin - parce qu’en savane, vous voyez exactement comme en mer, vous voyez l’horizon tomber, donc ça peut être très très loin -, quand vous avez discerné - et ça, c’est le travail du guide - le beau trophée dans un troupeau, il faut s’approcher, et c’est pas si commode que ça : faut voir de quel côté le vent tourne, faut voir si c’est praticable par ce bout-là, ou s’il y a un ravinement que vous pourrez pas franchir et caetera et caetera. C’est donc des kilomètres, des kilomètres. Puis vous vous approchez près du troupeau. Une fois que vous êtes près du troupeau, vous montrez, vous désignez au chasseur - j’aime pas le mot « client » -, vous désignez au chasseur le... son trophée ! Alors (d’une voix presque chuchotée) : « Vous voyez, c’est le troisième. Vous voyez, il y a une femelle avec ses deux petits, vous comptez un, deux, trois. Il est en train de paître, vous le voyez, là ? - Ah oui oui... non... Mais il a une corne abîmée. - Non, c’est pas celui-là ! Comptez un, deux, trois, quatre... Écoutez, prenez votre carabine et regardez dans le viseur... - Ah oui oui, je le vois, je le vois... Je vais tirer, je vais tirer, je vais tirer... - Tut tut ! Vous allez pas tirer à trois cents mètres ! Vous rigolez, vous allez le manquer ! Rapprochez-vous. » Alors là, il faut ramper comme des serpents. Les types savent, je fais signe, tout le monde se planque, et le chasseur, lui, doit essayer de s’approcher le plus près possible de l’animal. Un bon chasseur, c’est celui qui tire le plus près possible pour que l’animal soit mort avant de toucher terre. C’est-à-dire que l’animal doit même pas savoir qu’il est mort ! Il y a pas de bonne carabine ou de bon calibre, il y a que des coups mal placés et des coups bien placés -, un bon tir dans le cou : l’animal est mort, il sait même pas qu’il est mort, pas de souffrance, rien ! Mais quelquefois, les types savent même pas respirer, ils font craquer les brindilles par terre ! (à nouveau voix chuchotée) « Bon, vous l’avez bien discerné ? - Ah oui oui... Ah non mais je peux pas tirer, il passe derrière. - Bravo, très bien : c’est exactement celui-là. Quand il sortira là, quand il passera derrière l’autre... » Il nous a pas vus, il sait pas qu’on est là : à bon vent, on le voit dans le croisillon de la lunette... « Attendez, attendez... Vous pressez pas... Appuyez-vous, appuyez-vous, vous tremblez comme une feuille morte... Là, maintenant, maintenant : tirez ! » Poooo ! « Je l’ai eu ! Je l’ai eu ! » « Bravo vous l’avez eu ! Allez ! Maintenant, on y va. » Alors les types derrière : « Bien tiré, pat’won ! Bien tiré, pat’won ! » Ah ! Ils sont fous ! La viande ! Alors putain, alors voilà : la fête commence.


Là, vous n’avez rampé que tous les deux ?

Ah oui oui oui, mais moi complètement derrière en appui, juste à portée de voix. Et encore, à portée de voix : la plupart du temps, c’est des signes. On explique ça, c’est le briefing avant de partir, on explique tout ça. Et puis alors après, c’est la fête quoi, c’est la joie. Mon travail com­mence, je sors mon couteau, je dépèce, j’enlève les boyaux qui vont pourrir...


C’est vous le dépeceur ?

Oui, c’est moi qui fait l’équarrissage. Voyez ce couteau qui est derrière moi, là, celui-là même. (il se lève, va chercher un couteau, et le pose sur la table) Il a dépecé un nombre incalculable de bes­­­tiaux. C’est une dent d’hippo (le manche), c’est moi qui l’ai fait, ce couteau. Alors bon, la viande, l’animal est par terre... Tout le monde se congratule : photo ! La tartarinade ! Le gars avec son fusil, le pied sur le... C’est son trophée, il est heureux. Le paysage est beau, tout est beau. On redresse la tête, on met la tête de l’animal avec les... Ce superbe trophée ! parce que, je vous dis : on tire pas autre chose qu’un superbe trophée, c’est clair ? On n’est pas là pour tirer une mocheté ou une femelle. Ah ! la femelle, alors là, tirer une femelle, c’est l’amende, double taxe d’abattage, et le client qui veut pas du truc et il a raison. Ça, c’est tout à fait normal.


Donc la photo...

La photo... Pour tout vous dire, c’est le moment où le type est fier de lui, content, c’est sa journée. C’est vrai qu’ils sont très très très heureux, et moi je l’ai été aussi, donc je crache pas dans la soupe. C’est vraiment un grand grand plaisir, c’est un plaisir qui paye vraiment... Alors ensuite... il faut que je vous explique que les Noirs ne chassent pas pour l’argent. Quand vous êtes à mille kilomètres du moindre marchand, qu’est-ce qu’ils en ont à foutre du billet que vous allez tendre ? Rien. Ils savent pas ce que c’est, puis ils savent pas compter comme ça c’est réglé : pas d’argent. Et c’est pareil : qu’est-ce que vous voulez qu’un petit nègre dans un village fasse avec des défenses d’éléphant. Ça n’a aucune valeur pour lui. La viande de l’éléphant oui, mais l’ivoire aucune. Ça n’a de valeur que quand vous avez la possibilité d’aller le revendre à un haoussa - un haoussa c’est un marchand arabe - qui va l’exporter par avion, qui a déjà les moyens de le faire sortir. Bon, bref... Quand je viens, quand j’arrive, je vais à la banque et j’achète des boisseaux de pièces trouées. Parce que la pièce trouée, c’est beau - c’est important : on fait des colliers pour la wali - la wali, c’est la dame, la femelle. Une wali, tiens, voyez : sans le vouloir je dis wali... Mais l’argent papier, ça n’avait pas de valeur. La seule chose qui ait de la valeur, c’est la viande. Parce que la viande va faire vivre le village, la famille, pendant longtemps, et c’est pour ça qu’ils se donnent de la peine : parce que finalement ils reviennent au village, où ils sont acclamés.


Donc on peut dire que votre pisteur et les deux porteurs sont rémunérés avec la viande...

Oui, et ils sont rémunérés avec des sous, mais des pièces...


De la verroterie si on veut...

Oui voilà, c’est un genre de truc comme ça. Mais ils sont pas fous, ils savent. Dites-vous bien qu’un hippo ou un éléphant fait vivre un village pendant un an, en graisse. Ils fondent une épaisseur de graisse comme ça, un hippo, ça a ça de lard et trois tonnes de ça (il montre son ventre). La graisse, ça sert à tout : ils la mélangent avec des herbes séchées, ils font tout avec ça. On a pris la photo, on charge la viande sur la tête, sur le dos.


Mais vous l’avez pas encore dépecée, là ?

Si si ! On demande au client : « Vous voulez une cape ou le trophée comme ça ? » La cape, c’est l’animal monté en naturel. Naturel, c’est-à-dire jusqu’aux épaules, vous avez vu ça mille fois partout, vous savez, les têtes de sanglier qu’on voit... même aux puces vous voyez ça, parce que personne n’en a rien à foutre : quand le type est mort, on balance ça le plus vite possible. Donc, si c’est cape, je coupe ici (il passe la main sur sa poitrine). On charge la tête, alors les types portent ça sur les épaules et puis ils font leur affaire de la viande. Ils sortent des lianes et font des paquets de bidoche. Et moi, je récupère la peau, parce que la peau appartient au client, et une autruche, par exemple, ça a de la valeur pour la peau. Je vous expliquerai après pourquoi on tire les autruches. Mais tout est au client.


Sauf la viande ?

La viande, il en a rien à faire. Nous, on gardera pour le soir les filets, les contre-filets, et c’est là qu’il faut savoir équarrir une bestiole. Ça s’apprend : vous allez chez un boucher qui vous explique tout s’il est gentil. Mais c’est enfantin ! On ne garde que les toutes bonnes parties, c’est-à-dire le filet et le contre-filet. Ou alors, si c’est un phacochère - un phacochère étant un sanglier -, on prend le train de côtes, et le reste on s’en fout, on n’en veut pas. La plupart du temps, eux non plus parce que s’ils sont musulmans, ils en veulent pas non plus. Et marche arrière, on retourne. Alors, chargés comme des baudets - eux sont chargés comme des baudets, nous non.


Toujours rien...

D’abord parce qu’on n’a pas la force physique de le faire, il faut dire la vérité. Mais eux... « La viande, ça pèse pas, pat’won ! La viande, ça pèse pas, pat’won ! C’est njoni kobé. » Ça veut dire « la bonne bouffe ». Hé ! Ça, c’est le leitmotiv. La viande : c’est le moteur de toute la brousse, ça.


Et si le chasseur loupe l’animal...

Ben il loupe ! (ricanement) Vous avez des gens nerveux qui commencent à être comme ça devant un animal dangereux. Devant les animaux moins dangereux, ils tirent mieux, comme quoi la peur... Par exemple, un buffle. Un buffle, c’est l’animal le plus taciturne, le plus méchant qui soit dans toute la brousse. Pas le lion, le lion c’est con comme la lune. Un lion ça chasse pas, ça envoie la femelle chasser. C’est un maquereau un lion, c’est rien. C’est veule ! Ça chasse pas, ça se met à l’ombre et ça attend que la femelle apporte la bidoche ! C’est tout, c’est incroyable ! Et on en fait le roi des animaux, on se demande vraiment pourquoi ! C’est Buffon qui a décidé ça, et La Fontaine aussi d’ailleurs... Vous savez, un homme, il est beaucoup plus facile à cerner au pied du mur, si j’ose dire : quand on est devant un buffle, un lion, un éléphant, ou même un animal avec des cornes comme ça, qui a vite fait de vous embrocher. On a beau crâner, rouler des mécaniques, mais on se sent quand même tout petit. Alors il y en a qui... On leur dit : « Allez-y !... Ben allez-y ! Vous êtes là pour ça ! - C’est dangereux vous savez... - Mais alors ? Vous êtes venu pour ça ! Vous avez payé pour vous donner des sensations ! Profitez-en ! » Il y en a beaucoup qui... Les femmes, jamais ! Jamais ! Elles sont vachement courageuses. Ah oui ! Mais, vous savez, les femmes c’est mortel ! Beaucoup plus que les hommes ! Les quelques femmes que j’ai eues, je peux vous dire que c’était des sacrés chasseurs, bien plus courageuses que les mecs.


Et s’il le blesse...

Ah, s’il le blesse, c’est une autre histoire. On laisse jamais un blessé. C’est l’éthique de la chasse. De deux choses l’une. Ou bien c’est un animal dangereux, ou c’est un animal non dangereux. Si c’est une antilope, c’est pas un animal dangereux, on la tire... enfin je la tire, parce que le type il est désolé, il tire mal. Je la tire avec une approche vague, très lointaine, pour l’achever. Si c’est un animal dangereux, un buffle ou un lion ou ce genre de saloperie qui charge pour un oui pour un non... Un buffle vous savez, c’est extrêmement... Un buffle, ça se cache derrière un brin d’herbe, et c’est tellement méchant : ça vous laisse arriver pratiquement dessus, et ça vous charge, vous avez rien vu. Vous savez ce que c’est la savane arbustive, donc des massifs d’arbustes, petits, comme ça. Un buffle de cette taille-là, un buffle de trois tonnes, vous le voyez pas derrière. Ça, ça m’a toujours sidéré. Et vous arrivez dessus, vraaaam !... Donc celui-là, il faut absolument le retrouver, faut l’achever ! Parce qu’il a tellement mal - il est blessé - qu’il devient méchant, c’est tout à fait normal. Et il va foncer sur tout ce qui bouge, que ce soit animal ou homme. Ben là, nous voilà partis. On le suit au sang. Alors, le pisteur, il a une petite baguette, et il suit les gouttes de sang. Ah, ils sont extraordinaires ! Il voit une petite goutte de sang là où vous ne voyez rien. Et lui la voit. Faut dire que, lui, le pisteur, c’est généralement le chasseur du village. C’est lui qui est chargé par le village d’approvisionner en viande le village. Alors comme il a pas d’armes - il a une sagaie - ben il revient avec un hérisson, enfin je dis un hérisson, c’est un porc-épic, un machin comme ça. Ou il piège des petites antilopes, ça c’est moins beau. Bon enfin, faut bien qu’ils bouffent. Mais ils tuent à l’aveuglette...


Mais vous, vous avez une arme avec un viseur !

Ils y voient mieux avec leurs yeux nus que moi avec des jumelles ! Personne ne va vendre des armes aux Noirs : si vous voulez garder votre tête sur vos épaules quand vous êtes un empereur bidon, vaut mieux pas armer les populations. C’est un bon conseil. Donc on marche, on marche, on marche, chargés. On arrive au véhicule, le soir arrive très vite. On a un petit camp de brousse avec des tentes. On arrive, d’abord on se met propre. On a sué, transpiré. On enlève les vêtements. On se met à l’aise, on prend la douche avec l’eau du seau percé. On boit un bon pastis ou autre chose. Ça fait partie du truc. Le champagne, quand c’est un très beau trophée. Mais bon, s’il est trois heures ou quatre heures de l’après-midi, ça nous laisse un peu de temps pour prendre une carabine légère, puis aller se faire quelques pintades. « Bon là, vous voulez qu’on aille se faire un oiseau ? » Vous avez les pintades, vous avez les outardes... Les pintades sauvages, c’est délicieux. On fait ça à la broche, c’est magnifique ! On mange pas la viande du matin, on la mangera que le lendemain parce que c’est comme ça : (il tape sur la table). Et après, sur la table, on pince la moulinette pour faire le tartare, parce que c’est tellement dur. Il y a un seuil qui est extrêmement court avant que la viande se putréfie et développe des toxines : vous savez, il fait quarante. Les frigos que j’ai, c’est simplement pour faire quelques glaçons, et je peux vous dire avec ces températures extérieures, c’est la croix et la bannière pour avoir des glaçons ! Et puis arrive le dîner.


La viande, là, elle est où, là ?

Ils l’ont emmenée chez eux.


Chez eux, c’est où par rapport au camp de brousse ?

Loin. Ils ont fait un camp, si vous voulez, à cinq cents mètres de chez nous. Il n’y a que le personnel de table que je garde avec moi. Ceux qui servent en gants blancs... Ils servent en gants blancs, c’est pas parce que j’aime les gants blancs, c’est parce que aussi bien ils se grattent le derrière ou ils vont faire pipi, et ils se lavent pas les mains. Alors quand ils servent à table, ils mettent des gants de coton...


Donc, là, ils ont leur camp à côté.

Ils font leur camp à côté, ils font leur couchage à eux, ça, ça me regarde pas.


Et la viande elle est là-bas ?

Mais la viande, on la laisse pas, la viande !


Ils l’ont déjà ramenée dans leur village ?

Ah mais tout de suite !


Mais comment ils l’ont ramenée si vous avez fait trois heures de route en... La viande elle part comment ?

Ah, chargée dans le koutou. On leur charge la viande. Et après, ils lavent la voiture, parce que ça saigne, hein. Ils refont les pleins, l’huile, on vérifie tout. Voilà et puis le lendemain rebelote.


Votre client peut revenir avec dix trophées, s’il est resté dix jours ?

C’est rare, il aura pas forcément dix trophées, mais il aura chassé pendant dix jours, des animaux de moindre importance. S’il est très riche, il peut avoir dix trophées, effectivement. C’est rare. Vous savez, c’est pas... Je vous ai décrit une journée comme ça où vous avez le trophée. Mais quelquefois vous y allez et vous voyez rien. Bon ben en rentrant, on se fait un phacochère pour la viande ou une petite antilope de rien du tout, pour la cuisine quoi. Moi je suis obligé de nourrir mes gars, attention. C’est que ça bouffe, tous ces gens-là.


Mais vous mangez exclusivement de la viande, quand vous êtes en brousse ?

On mange de la viande. Beaucoup de viande. Et puis je tiens beaucoup à ce qu’on bouffe la viande qu’on a tuée. Pas toute la viande, mais de la viande qu’on a tuée. J’y tiens absolument. Bon, l’éléphant, par exemple, les Blancs ne mangent que la trompe. Alors on la fait d’abord bouil­lir six heures, ensuite on retire la peau, puis on refait bouil­lir trois heures, avec du pili-pili, du sel... Après, on l’émince très fin, comme pour faire une salade de museau, vous voyez ? C’est cartilagineux, c’est particulier. Non, si un type me dit : « Moi je mange pas de viande », « Bon ben tu tires pas », et ça, au départ de Paris ! Si c’est un végétarien, j’en veux pas !


Ça existe, les végétariens chasseurs ?

Ah oui. Y a pas d’interdiction. Donc voilà à peu près comment ça se déroule. Fin de safari, on retourne au Carlton. On se remet beau : la cravate, et puis on prend son billet pour Paris. Et là, quelque temps après, arrivent les trophées. Ils vont retourner au tanneur, qui fait une belle peau de zèbre, une panthère comme ça (derrière nous, une peau tachetée recouvre le sofa), un buffle... Ça, c’est une antilope rouanne (il montre au mur un trophée parmi les trophées). J’envoyais tous mes clients à l’équipe des taxidermistes du Jardin des Plantes, il faut pas trop le dire, qui travaillait en perruque. Vous savez ce que ça veut dire en perruque ? Le soir quand ils ont fini leur journée, ils restent dans leur labo et puis ils font du faisan, le chat de la voisine qui fait de la bonne cuisine, le chien naturalisé, les fameuses têtes de sanglier, les trucs comme ça. Moi, je leur ai donné un travail considérable à tous ces taxidermistes. Quand c’était pas le Jardin des Plantes, car c’était au noir, ben c’était les Deyrolle. Il y en avait beaucoup des tanneurs, dans toute la banlieue parisienne. Il y en a plus un seul. C’est fini. Maintenant vous arrivez avec une peau de panthère, comme ça, ben vous allez où ? Plus personne, plus personne...


Tout ça, vous l’avez chassé pour votre propre plaisir ?

Quand il y a un très très beau trophée, je suis pas obligé de le vendre. Si je vois un truc très très beau, je le garde pour moi. Entre deux clients, on n’avait rien à foutre, et puis ce serait trop lourd d’avoir les clients 100% du temps. Y a des périodes creuses. Dans les derniers temps, il y en avait même beaucoup. Maintenant y en a plus du tout, puisqu’il y a plus de client. Y a plus de safari. C’est fini.


Pourquoi c’est fini ?

Parce que c’est plus tellement à la mode. Et puis, ça a été tellement décrié. Le Kenya, c’était le pays le plus giboyeux de toute l’Afrique. C’était l’Afrique anglaise, avec des guides comme Frederick Courtney Selous. Il a donné son nom à une province du Kenya, le Selous. Bon, des gens comme ces gens-là, ils tuaient des éléphants par centaines. Quand tu vois des carnages pareils, c’est vrai que c’est un peu dégueulasse. Maintenant on a remplacé la carabine par la caméra.


Donc vous, vous avez fait ça jusqu’à quand ?

J’ai arrêté en 96-97. J’ai arrêté parce qu’on commençait à manquer de clients. J’ai arrêté parce que je commençais à en avoir plein le dos, je commençais à avoir une saturation de toutes ces conneries, ça m’amusait plus. Vous savez, j’ai laissé mes jambes dans cette histoire-là, oui. Toutes ces jolies petites coutures, là, et les genoux comme ça... Vingt kilomètres de brousse par jour, ça tue son bonhomme. J’ai perdu mes cartilages à gauche et à droite. Trop c’est trop, faut arrêter quoi. Et puis mon accident de crocodile...


Un accident de crocodile ?

Oui, de crocodile : j’étais au bord du marigot avec un pisteur pour laver un trophée pour un client, une tête. Et un crocodile vient, il ouvre grand la mâchoire : Pfffrrrouch ! Comme pour bouffer une antilope, quoi ! Il m’a pris pour une antilope ! Heureusement qu’il y avait le pisteur à côté de moi. Il a tapé dessus avec ses poings, et puis on l’a ouvert. Moi en attendant, je me tenais les tripes. Ça sortait de partout. Heureusement qu’il y avait la radio. Ils sont venus me chercher en hélico. L’armée.


L’armée ?

Oh oui, si c’était pas l’armée c’était personne.


C’était où ça ?

Au Cameroun.


C’était l’armée...

Française. Parce que mon correspondant radio à Garoua, qu’on a joint, a été immédiatement à la base du camp militaire de l’aviation, à Garoua, ils ont envoyé un hélicoptère dare-dare, heureusement.


Et vous avez été opéré à l’hôpital militaire ?

Parfaitement.


Et quelles étaient vos relations avec l’armée ?

Oh très bien, toujours très bien. Pratiquement très très peu de relations. Vous savez, la colonie, c’est tout petit en Afrique, dans ces zones de pays qui sont pas du tout touristiques. La colonie est restée la colonie. C’est resté toujours « la colonie ». Les Blancs c’est les Blancs. La ségrégation ça existait, l’apartheid ça existait, ça existe toujours et ça existera toujours. Bon. Un Blanc qui se met avec une Noire, ça s’appelle un « ti-blanc », un « petit-blanc ». Et vous ne le recevez plus. Enfin, pas moi, moi ça me regarde pas, je suis pas postier là-bas à Garoua. Mais la colonie, les banquiers, tout ça, c’est des gens qui sont très à cheval là-dessus. Moi j’en ai rien à foutre, je les côtoie pas ces gars-là.


Et vous disiez que vous étiez allé en Centrafrique, au Cameroun... Vous changiez parce qu’il n’y avait plus de trophées ?

Voilà.


Parce que vous aviez épuisé les trophées d’une zone...

Bon, il faut vous dire, je veux pas beaucoup parler de ça, parce que ça fait très mercantile... Mais on achète du gibier pour le mettre sur son territoire, il y a des enchères. Il y a des gens qui capturent vivants, qui piègent un mâle et une femelle, et ils produisent de jeunes animaux, en quasi-liberté dans des... Faut dire que les territoires sont immenses mais c’est sous barrières.


De quelles espèces, par exemple ?

Beaucoup d’antilopes. Beaucoup, beaucoup d’antilopes. Des blesboks, des bonteboks, qui sont des trophées fabuleux : le bontebok ça coûte très cher, la taxe d’abattage est faramineuse - il n’y a presque plus de bonteboks. Un gnou à queue blanche par exemple. Et les propriétaires d’entreprises de chasse achètent aux enchères un couple, deux couples, les introduisent sur leur terrain puis attendent que ça se passe. Mais alors là, il faut de l’eau, il faut des éoliennes pour pomper l’eau du sous-sol, dans les nappes phréatiques, et puis bon, les fixer, et puis bon si ça va, on les laisse grandir. Par exemple, un éland du Cap, vous savez qu’il est là, vous l’avez mis il y a deux ans, ben vous savez que dans trois ans, il sera bon à tirer. Donc vous pouvez vendre le trophée. Vous pouvez dire : « Si vous cherchez un bel éland, je peux vous faire tirer un très bel éland. » Voilà.


Et vous le faisiez beaucoup, d’acheter aux enchères des jeunes ?

On est obligé. Faut pas trop parler de ça parce que c’est pas très chouette. C’est le côté le plus moche de tout. Le côté le moins sportif, disons. Ça veut dire qu’on devient des éleveurs, qu’on est marchand de poulets. Et ça veut dire que c’est un peu factice.


Quand vous cherchez un nouveau territoire ça se passe comment ?

Vous allez au service des chasses du ministère de l’Environnement du coin, puis vous leur dites : « Voilà je suis candidat à l’amodiation d’un territoire. Je sais que dans tel endroit... » - vous connaissez bien la carte, il faut connaître le pays bien pour savoir ce que vous voulez. Et le type vous dit : « Bon ben y a la zone A, la zone B ou la zone C, voilà. Ça vaut tant. Là c’est pour quatre ans, là il faut six ans. »


Et juste pour avoir une idée de la taille de ces territoires...

En Afrique, j’avais à peu près deux cent mille hectares. Immense... C’est immense... de rien du tout ! Y a rien, y a de la brousse, c’est tout !


Donc au service des chasses, le contrat, qu’est-ce qu’il y a d’écrit dessus ? Comment ça se passe ?

Alors voilà c’est une espèce d’enchère, vous dites : j’offre tant. S’il n’y a pas de meilleure offre d’un de vos con­frères, c’est à vous.


Ça coûtait cher ?

Ça dépend des accès, ça dépend de la surface, ça dépend de la position sur la carte, ça dépend si l’eau est à proximité - l’eau c’est primordial -, ça dépend si ça a été chassé récemment... Parce que si c’est le copain qui l’a chassé pendant cinq ans... Eux vous le disent pas, naturellement : c’est disponible, c’est libre, mais... Par exemple il y avait un territoire au Cameroun, qui s’appelait « Le Buffle noir », qui avait été chassé, il y a un couillon qui a acheté ça, un Belge, qui a amodié ça : au bout d’un an, il a plié bagages en vitesse. Il y avait rien, pas un lapin il aurait trouvé dessus. Ça avait été blanchi.


C’est marrant que l’on dise blanchi...

Oui oui... Parce qu’il y avait plus rien. Le type avait cru qu’il avait un beau territoire, mais il s’était pas bien renseigné, c’est tout.


Et alors le contrat il spécifie quoi ?

Le contrat, il comporte un cahier des charges. Le cahier des charges vous oblige à entretenir telle route si elle existe déjà, à en créer une - alors vous avez un grand plan - de tel endroit à tel endroit. Inutile de vous dire qu’il y a pas de cadastre, on vous dit : « De tel marigot à tel marigot, faudra créer ça, raccorder là, et faire une piste de tant de mètres de large. » Voilà.


Et ça vous le faisiez ?

Ah oui oui, c’était le contrat. Alors vous allez dans un village, vous demandez vingt types. vous allez chez le chef de village et vous dites : « J’ai besoin d’une corvée de vingt types. » Regardez, vous avez un camion enlisé, comment vous faites : vous envoyez un type taper la semelle, taper la semelle ça veut dire courir, dans un village et chercher de l’aide. Vous l’envoyez avec des Opinel, faut que ce soit un type de confiance, vous l’envoyez avec des scies à métaux...


Mais quand vous dites corvée, ça se passe comment ?

Ben vous avez dix types qui arrivent ! Si vous en voulez vingt, il y a vingt types qui arrivent, s’il y a vingt types dans le village...


Mais vous les payez ?

Ah, mais bien sûr !


Avec les pièces trouées ?

Oui, ou alors avec des conserves, avec des tas de trucs. Des couteaux - la plupart du temps c’est des couteaux -, des outils, des pinces : une simple pince universelle à trois sous, c’est précieux en Afrique.


Vous faisiez venir ce genre de choses de France ?

Oui, j’achetais des Opinel, j’avais des boîtes comme ça d’Opinel ! Vous êtes crevé sur la route, vous êtes arrêté sur la route par leur semblant de douane qui contrôle le gibier pour voir si vous avez bien payé vos taxes d’abattage - les bretelles c’est des bouts de ficelle et puis la ceinture c’est une liane ! « Papiers ! »... Il sait pas lire. Alors vous ouvrez la gantière, même si vous avez dix couteaux vous faites : « Ooooh, c’est mon couteau personnel. Je te donne le couteau. Mais attention : c’est mon couteau. » Si vous en montrez deux, il va en vouloir deux. Vous lui donnez le couteau et : « Allez ! Passez ! » C’est comme ça l’Afrique.


Même pour les enchères, pour amodier un territoire ?

Ah, il y a toujours le bakchich. C’est toute l’Afrique, ça. C’est la corruption. Il y a un type, il voulait un piano chez lui. Le directeur des chasses de Garoua, il voulait un piano ! Je vous jure que c’est vrai. J’ai fait venir un petit cinq octaves, pour avoir un territoire - vous passez par là ou par la fenêtre. J’ai encore la lettre. Il m’a écrit : « J’aimerais bien un piano à la maison, à la case. » Il a eu son piano. C’est pas un billet de banque, ça se voit un piano, tout le monde peut lui dire à un moment : « Mais où t’as eu ce piano ? » Ça court pas les rues les pianos en Afrique, quand même. Voilà tout ça, je vous dis, c’est corruption et corruption.


Et votre territoire, les droits de chasse vous sont réservés à vous ? Ou bien les gens qui sont dessus ils ont le droit de chasse ?

Ah non non non, personne vient sur votre territoire.


Mais sur deux cent mille hectares, il y a des gens...

Ils chassent pas.


Mais comment ils se nourrissent ?

Avec votre viande. Les types que vous embauchez... Chasser, je m’en fous qu’ils chassent. Leur chasse, c’est à la sagaie, c’est le hérisson. J’en ai rien à foutre du hérisson.


Mais comment les gens savent que c’est vous qui avez amodié le territoire ?

Du moment que vous y êtes, vous y êtes, et puis c’est fini. Personne vous conteste, personne vient vous demander quoi que ce soit. Quand vous arrivez dans un village avec une automobile, déjà. Tout le monde vient voir. Les gens s’attroupent.


Et le recrutement des porteurs, des pisteurs ?

Alors vous arrivez dans le village, vous demandez le chef du village, vous lui dites : « J’ai besoin du chasseur, du pisteur. » Car le pisteur connaît remarquablement le territoire autour de son village, sur dix-vingt kilomètres de rayon autour, il connaît parfaitement. Après, il connaît plus rien, donc il faut aller en chercher un autre. Mais les porteurs, c’est des porteurs, on leur demande pas de compétence particulière que d’avoir une bonne paire d’épaules et c’est tout. Puis après vous avez besoin de deux ménagères en brousse, c’est les bonnes femmes qui s’occupent de la vaisselle, de tout. On recrute un lavadère, le laveur - qui vous fauche le savon d’ailleurs, parce que le savon, il en ont jamais vu, mais ils se sont aperçu que ça lave très bien. Vous avez besoin d’un boy moteur, vous avez besoin d’un cuisinier - cuisinier, c’est une façon de parler. Puis après, tous les porteurs, les types qui vont balayer le camp, faire votre lit, qui vont mettre la table, plier les bagages, replier les bagages, parce qu’on est itinérant. Vous savez, quand vous avez fait « boum » dans mille hectares, c’est fini vous pouvez changer vite de place. Les animaux sont pas fous, faut aller ailleurs le lendemain.


Mais vous expliquez que vous allez donner la viande ?

Mais ça, ils le savent bien. C’est coutumier, tout le monde sait ça.


Comment on le sait ?

Mais c’est depuis la guerre de 1870 ! Aussitôt qu’on a mis un type là, il est parti avec son fusil en brousse, et puis voilà ! Depuis qu’il y a les mousquets, c’est comme ça ! Donc, ils n’ont pas attendu après moi pour savoir ce que c’est qu’un type avec une voiture et un fusil, vous voyez. Ils savent très bien ce que je veux. Quand vous êtes pas trop loin d’un village et qu’ils entendent « boum » : à l’instant où ils ont entendu « boum », ils se précipitent. En brousse, vous n’êtes jamais seul, vous êtes toujours épié. Je vous dis : vous pouvez mourir, personne ne vous portera aide, mais si vous avez tué un animal, vous les voyez sortir de terre. La viande !... La viande, c’est de l’or ! Vous avez des gens, je vous assure, ils sortent de terre et vous les avez jamais vus.


Et là, vous devez leur dire non, parce que vous avez déjà promis la viande à vos pisteurs ?

Je les laisse se démerder. Ils négocient entre eux, faut pas du tout s’immiscer dans leurs trucs à eux, ça me regarde pas ces... Ça serait mal vu par les uns ou par les autres. Puis on n’a pas que ça à faire. La viande, ça leur appartient, c’est à eux. Tiens, quand on met le feu à la brousse pour la fertiliser, vous savez pourquoi on fait des bonnes soupes et la fête ? Parce que le seul animal qui peut pas partir devant le feu, c’est les tortues, qui sont pas assez rapides pour foutre le camp, tout le reste se carapate et vite fait, mais les tortues, elles grillent, elles. Alors, comme c’est de la paille, c’est pas long, donc elles sont pas calcinées mais juste bien cuites ! C’est très très chouette !


Les autruches, vous nous aviez dit que vous nous parleriez des autruches...

Ah oui ! Vous savez, une autruche, c’est un poulet de cent cinquante kilos, c’est tellement puissant que, d’un coup de patte, ça vous perce le capot d’une Jeep, jusqu’au moteur ! Pom ! Ça casse le dos d’un zèbre, c’est un animal très très très méchant, une autruche. Bon bref, quand on tire une autruche, on ne la tire que pour son estomac. Parce que l’autruche mange dans le lit des petites rivières, des petits marigots, et vous savez qu’elle ne peut digérer qu’en mangeant des graviers, comme les poules. Aussitôt que l’animal est tiré : on place la sentinelle. La sentinelle, c’est un Noir qu’on met là à garder jusqu’à ce qu’on revienne la chercher, parce qu’on est à pied, toujours. Quand on revient, on fait le détour avec la voiture. Et on récupère l’autruche et notre sentinelle. Mais on la vide pas sur place, on la prend en entier. Arrivés au camp, on découpe les plumes si le type veut faire des plumeaux ou des machins comme ça - par contre s’il y a une mite dans la maison, elle est dans la plume d’autruche ! Alors l’estomac : c’est la grande attraction de la soirée ! On met un drap sur la table, les Noirs rapportent l’estomac et on le met sur la table. Et là, le chasseur prend son couteau, on lui explique ce qu’il faut faire : il ouvre l’estomac et répand tout le gravier sur la table. Et là, on cherche la pépite, on cherche le grain d’émeraude, la petite émeraude, on cherche le petit diamant. Et on en trouve ! C’est pour ça qu’on est obligé de laisser une sentinelle parce que quand vous avez une autruche par terre - comme je vous ai expliqué on n’est jamais seul en brousse -, quand vous revenez, elle est toujours vidée de l’estomac. Tout le monde sait qu’il y a de l’or dedans. Il y a des pierres précieuses, mais il faut avoir l’œil parce que c’est dépoli. L’or, ça se voit tout de suite, mais quelquefois, quand vous voyez un bout de tesson tout petit... un petit truc vert - on casse pas de bouteille en brousse - vous pouvez être sûr que c’est une émeraude. Ça a pas une grande valeur, mais il y a de belles pépites. Moi, j’en ai monté une en petit pendentif comme ça pour rigoler, et je l’ai portée pendant des années. Mais elle était belle ma pépite, elle était comme le petit doigt, comme la phalangette. Voilà pourquoi on tire les pauvres autruches.

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