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Envoyé spécial dans mon ordi (novembre 2011)

Envoyé spécial dans mon ordi (novembre 2011)

Envoyé spécial dans mon ordi (novembre 2011)
Mis en ligne le jeudi 7 juin 2012 ; mis à jour le mercredi 29 février 2012.

Publié dans le numéro 011 (Novembre 2011)

Ca y est, il est mort. Depuis quelques jours, c’était prévisible. J’aurais dû m’y préparer. Mais on est comme ça nous les humains, on a du mal à envisager la finitude. J’ai donc été pris par surprise, malgré les déficiences évidentes, malgré les absences inquiétantes. J’aurais préféré que cela dure encore un peu mais il faut m’y résoudre, mon ordinateur portable s’est définitivement éteint.

C’est drôle comme on s’habitue à la mort des ordinateurs. Je me souviens encore de mon désespoir quand mon premier lap-top a cessé de fonctionner. Je me souviens l’emmener, emballé dans une taie d’oreiller comme je l’aurais fait avec un chat suffoquant, chez un réparateur qui avait traité mon désarroi avec, il faut le dire, beaucoup de désinvolture. Je me souviens de son absence confondante de tact à l’annonce de l’extinction irréversible de l’instrument : « Ah ben, c’est terminé pour lui Monsieur, avait expliqué sans la moindre émotion ce proto-geek au tee-shirt jaune, l’écran est mort. » « On peut vraiment rien faire ? Je veux dire, c’est fini fini ? » « Vous pouvez toujours le brancher à un autre écran si vous voulez... » « Super. C’est pratique un ordinateur portable qui se trimballe avec un deuxième écran. » « Ah ben, ça c’est sûr », avait conclu le proto-geek, le regard déjà attiré par d’autres clients susceptibles de lui lancer des défis technologiques plus excitants. Je suis rentré chez moi avec ce cadavre de plastique entre les bras, et ne sachant qu’en faire, je l’ai posé au milieu du foyer comme on le fait des défunts que l’on veille. Il y est resté longtemps. Même après l’arrivée de son remplaçant. Depuis, une bonne dizaine d’ordinateurs portables sont morts sous mes doigts et je dois avouer qu’à chaque fois, c’est avec moins d’angoisse et de tristesse que l’événement a été accueilli.

Néanmoins, il est un problème qui, lui, ne se règle pas mieux avec les années : que faire avec le cadavre d’un ordinateur portable ? La question se pose moins pour un fixe qui 1. Est assez encombrant pour qu’on désire s’en débarrasser vite 2. Crashe rarement en totalité si bien qu’il y a toujours une partie qui fait plaisir à quelqu’un. Tandis qu’il n’y a rien à récupérer dans un portable décédé (sauf compétences qui me dépassent), et, refermé, débranché, il occupe guère de place, si bien que lui trouver une destination post-mortem n’est pas d’une urgence absolue. A l’instant où j’écris ces mots (sur un Notebook, objet d’une chronique précédente), mon portable est sur mon bureau. Il est à la place qui a toujours été la sienne ; de loin, on ne voit pas la différence, on pourrait croire qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour qu’il s’allume. C’est en s’approchant qu’on constate des anomalies : les branchements sont défaits, il est posé légèrement de guingois, produisant une forme d’inquiétude analogue à celle décrite par Cortazar dans une nouvelle où un personnage déambulant la nuit au bord d’une route est dérangé par l’impression que lui laisse le passager d’une voiture qui s’arrête pour demander son chemin, avant de se rendre compte quelques jours plus tard qu’il est de tradition dans le pays de transporter les morts en loucedé pour les enterrer dans un autre Etat. Qu’en faire donc, de cet ordinateur ?

Je ne connais personne qui jette d’emblée la machine défunte. Pourquoi ? Cela tient sans doute à une forme de superstition. Mettre l’ordinateur à la poubelle, c’est renoncer à ce qu’on pourrait y retrouver : un fichier oublié, copié sur aucun disque dur externe, dans aucun nuage, qui pourrait tout à coup devenir nécessaire (pensée définitive, début génial de roman, film d’un moment de vie inédit). Et même si aucune solution technique ne permet de récupérer ce fichier, ne plus avoir l’ordinateur qui le contient reviendrait à en accepter symboliquement la disparition. Ce serait une forme de trahison envers un instant désormais révolu, dont on a perdu la mémoire peut-être, mais qui pourrait se voir réactivé par la magie d’un nouveau remède. Pour ceux qui ont consciencieusement sauvegardé tous les fichiers à temps, c’est la machine elle-même qui est dotée d’une forme d’âme. Comment me passer si vite de ce compagnon des heures de joie et de peine ? Comment envoyer au rebus en un instant ce petit être de circuits imprimés et de plastique que j’ai tenu sur mes genoux, qui m’a chauffé les cuisses pendant les soirées d’hiver, sur lequel j’ai posé mes doigts plus souvent que sur personne, qui m’a vu hésiter, rire et souffrir ? Cet animisme peut paraître excessif mais que l’on pense un instant à ce qui nous relie au disparu, la manière dont on s’est habitué à ses petites particularités (placement des touches sur le clavier, tendance à sous-moduler les sons, version ancienne du système d’exploitation), à ce qu’on aimait chez lui (son écran à la taille parfaite), ce que nous avons fait avec lui. Tout ça il faudra l’oublier. Et s’apprêter à le vivre avec un autre qui aura ses défauts et ses qualités, mais qui sera différent. Il faut un peu de temps pour s’y résoudre. C’est à cela que servent les mois (années ?) passés dans le placard ou sur l’étagère, petit purgatoire nécessaire au renoncement, pour arriver à ce point où l’on retrouve ce vieil ordinateur, où l’on ne savait plus qu’il était là, où on l’ouvre, où l’on trouve le clavier étrange, où on ne souvient plus ce qu’il contient. A ce moment-là, on est prêt, on peut passer à l’acte et mettre à la poubelle ce qui est alors aussi vide qu’une télévision l’a toujours été.

Mais le jeter dans quelle poubelle ? Question qui peut paraître anodine mais dit quelque chose de la singularité de l’objet. Trop petit pour être mis aux encombrants (puisqu’il est précisément fabriqué pour ne pas l’être), il nous semblerait malgré tout étrange de le fourrer dans la poubelle usuelle. Qui jette son ordinateur aux ordures, au milieu des pelures de carottes et des couches de bébé ? L’ordinateur portable est une ordure particulière, condition qu’il partage avec quelques autres objets techniques et technologiques : le téléphone portable, les chargeurs divers et variés... Peut-être faudra-t-il un jour ajouter une catégorie au tri sélectif : les outils technologiques. Ou alors, aménager dans nos intérieurs un espace dédié à cet objet mort, une sorte de bibliothèque où l’on pourrait accumuler les ordinateurs portables, où l’on pourrait les classer comme autant de cahiers de croquis disant quelque chose de nos états passés, comme certains gardent sans jamais les rouvrir leurs vieux agendas, pleins de noms oubliés, de rendez-vous sans intérêt, des notes indéchiffrables, petites preuves matérielles et sans valeur d’une activité dont on peut espérer que l’essentiel a été sauvé, mais dont la disparition totale nous donnerait le sentiment que pendant tout ce temps, il ne nous est rien arrivé.



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