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Les hommes de Shanghai

Les hommes de Shanghai

Les hommes de Shanghai
Mis en ligne le jeudi 18 avril 2013.

Publié dans le numéro 027 (mars 2013)

 

La scène se serait déroulée à Moscou, sur les quais de la Moskova gelée, au début du mois de janvier 2013 ; il aurait fait −27 degrés. Une voiture de luxe aurait ralenti sur la Savvinskaia, se serait arrêtée devant le perron d’un club à la mode. Deux hommes en seraient sortis : grands, beaux, noirs. Sous leur lourd manteau de laine, ils auraient porté un costume élégant, dont on aurait pu imaginer la valeur rien qu’à la perfection du tombé du pantalon sur les bottines de cuir. Ils auraient pénétré dans l’établissement, accueillis en haut des marches par un autre être aux allures surhumaines, comme un guépard vêtu d’un col roulé en cachemire ; il leur aurait tendu la main et les aurait menés à l’étage, vers le carré VIP d’où l’on aurait pu contempler la rivière et la tour de l’hôtel Ukraine, au loin. Les deux hommes l’auraient complimenté sur sa ville d’adoption.

Samuel Eto’o aurait acquiescé. Il aurait dit qu’il était tranquille à Moscou, à mille huit cents kilomètres de Makhachkala, la capitale du Daghestan : Makhachkala, dans le Caucase, là où se trouvait son dernier club de foot, le FC Anji. Lui, Samuel Eto’o, le quadruple ballon d’or africain, l’homme qui parlait en égal avec Paul Biya, président-autocrate du Cameroun, jouait depuis un an et demi au FC Anji, un club de deuxième rang, ou plutôt de troisième rang, dont personne, en Europe, n’avait jamais entendu parler avant qu’il y signât. En Russie, il y avait le Zénith, le Spartak, le CSKA, le Lokomotiv. Rien qui fût, de toute façon, à la hauteur du FC Barcelone ou de l’Inter de Milan, où Samuel Eto’o avait marqué cent quatre-vingt-trois buts lors de ses sept saisons précédentes. Alors, quitte à partir pour la Russie, pourquoi pas au FC Anji de Makhachkala. Surtout pour un salaire de vingt millions et demi d’euros net par an pendant trois ans, avec une prime de vingt mille euros par but marqué et de dix mille pour chaque passe décisive. Ce qui faisait de lui le joueur le mieux payé du monde.

Samuel Eto’o — Vous savez, deux raisons m’ont poussé à signer. Premièrement, on m’offrait la possibilité de travailler dans une équipe qui était encore amateur il y a quelques mois et qui avait l’ambition de devenir une des meilleures équipes de Russie et d’Europe. Deuxièmement, on me donnait également l’opportunité d’être reconnu pour tout ce que j’ai réalisé jusque-là [1].
Nicolas Anelka aurait répondu que ça avait été la même chose quand on lui avait proposé le poste d’entraîneur-joueur dans son club de Shanghai :
Nicolas Anelka — J’ai tout de suite accepté parce qu’ils m’ont montré de l’importance [2].
Anelka, « l’enfant terrible du football français » [3], avait été un des premiers à partir jouer en Chine. Il avait eu des précursseurs. Des préretraités, ou alors des aventuriers, comme Nicolas Ouédec, parti au Shandong Luneng Taishan en 2002, qui avait dit : « Je pense que si on part avec la famille, là ça devient difficile. Moi à l’époque, j’étais seul et c’est aussi une raison pour laquelle j’ai tenté l’aventure. » [4] Nicolas Ouédec : un bon joueur, mais pas un fuoriclasse, comme disent les Italiens, pas un joueur affichant sur son CV Arsenal, le Real Madrid, Liverpool et Chelsea. Anelka avait signé en Chine en janvier 2012, parce que le nouvel entraîneur de Chelsea n’avait plus voulu de lui. Il en avait eu marre de l’Europe, lui qu’on s’amusait à caricaturer en handicapé social, lui à qui les dignitaires de la FFF avaient infligé une invraisemblable peine de dix-huit matches de suspension en équipe de France, ce qui équivalait à mettre un terme à sa carrière internationale, pour des insultes jamais prouvées à l’encontre du sélectionneur, lui le vagabond du football européen qui avait écumé huit clubs en dix ans de carrière, ajoutant aux quatre déjà cités le Paris-Saint-Germain (deux fois), Manchester City, les Bolton Wanderers au nom prédestiné [5] qui lui avaient offert son renouveau sportif après son échec à Fenerbahçe (Istanbul), et donc lui, Nicolas Anelka, avait décidé d’empocher les 234000 euros qu’on s’était proposé de lui offrir chaque semaine à Shanghai [6]. Quand Zhu Jun, le milliardaire fou qui dirigeait le club, avait, en avril 2012, viré l’entraîneur, le Français Jean Tigana, Anelka avait accepté de prendre sa place. Ici, à Moscou, huit mois plus tard, avec ses deux collègues, autour de la bouteille de vodka glacée qu’une hôtesse évidemment blonde leur aurait apportée, Nicolas Anelka aurait pu faire comme si ce n’avait pas été simplement pour l’argent qu’il avait rejoint la Chine. Il aurait parlé de Shanghai :
Nicolas Anelka — Mon hôtel donne sur le Bund, le quartier des affaires. La ville a de l’énergie, elle bouillonne, est constamment en mouvement. Les bons restaurants sont légion, les magasins, de luxe notamment, aussi [7].

Eto’o lui aurait répondu :

Samuel Eto’o — Je suis un amoureux de New-York. et Moscou me fait penser à cette ville parce qu’elle ne dort jamais. Vous pouvez vous lever à deux heures du matin, il y aura toujours un endroit ouvert pour manger ou pour prendre un verre [8].

Assis aux côtés de Eto’o et d’Anelka, l’air un peu vague, Didier Drogba n’aurait rien dit. Il n’aurait pas touché à la vodka. Sans doute aurait-ce été lui qui aurait suggéré à Anelka cette visite à Moscou, comme une tentative de mieux se comprendre luimême en observant Eto’o. Mais d’Eto’o, on ne pouvait rien apprendre. Eto’o, qui se serait bien vu empereur du Cameroun, était parvenu à allier son fol amour de luimême avec une langue de bois qui ne dépareillait pas dans les salons du président Biya, à Yaoundé. Non, Drogba n’aurait rien pu apprendre en l’écoutant. Alors il aurait regardé la Moskova gelée à travers la grande baie vitrée et aurait tenté de se rappeler pourquoi il avait signé, lui aussi, au Shanghai Shenhua, avec Anelka comme entraîneur. Lui non plus, on ne voulait plus de lui à Chelsea. Bien sûr, il y avait eu l’argent. Son agent avait déclaré, à la fin de la saison 2012, que Drogba irait au plus offrant. À Shanghai, Zhu Jun lui versait 250000 euros par semaine, un million par mois, encore plus qu’à Anelka. Comment refuser ? Drogba se serait retourné vers ses deux collègues, le regard noir :

Didier Drogba — Quand tu travailles bien, aurait expliqué Drogba à ses collègues, tu cherches à être augmenté, c’est aussi simple que ça. Nos salaires choquent, surtout en France. Ça fait toujours parler. Mais à la City, des banquiers perçoivent des primes plus élevées [9].

Il ne se souciait pas de passer pour un mercenaire arrogant. Il avait prouvé sa valeur, pensait-il, et pas seulement en kilo-euros et en livres sterling. Le 19 mai 2012, c’est lui qui avait égalisé en finale de la Ligue des champions, à Munich, contre le FC Bayern, à la 88e minute, permettant à son club de repartir avec le trophée. Eto’o et Anelka auraient voulu poursuivre la comparaison des mérites respectifs des ersatz de New York dans lesquels ils habitaient, mais il les aurait interrompus :

Didier Drogba — Moi j’avais envie de découvrir une autre culture, un autre monde. Et je suis servi. Cette expérience est différente de tout ce que j’ai pu connaître. Vous regardez autour de vous, il y a des gratte-ciel à profusion, mais aussi, pas très loin, des endroits où l’essentiel de la population est constitué de paysans. Jouer en Chine est très enrichissant et je me régale, le pays a longtemps été fermé, mais les choses changent. Shanghai avance et s’ouvre au monde. Vivre là-bas représente une opportunité [10].

Les deux autres l’auraient regardé sans répondre, dubitatifs. Drogba vivait dans un hôtel, comme eux, dans une suite à mille cinq cents dollars la nuit. Que pouvait-il connaître des « paysans » du Yangzi Jiang ? Anelka et Eto’o savaient ce dont Drogba était en réalité affecté, eux aussi en avaient souffert : c’était le mal du pays. Anelka n’ignorait pas que Drogba restait éveillé tous les soirs, parfois toute la nuit, pour parler à ses enfants et à sa femme restés à Londres [11]. Ils connaissaient l’histoire de Dario Conca : « Le milieu de terrain argentin Dario Conca, qui avait rejoint à l’été 2011 le club de Guangzhou Evergrande pour une somme record de 10 millions de dollars (6,88 millions d’euros), est proche de la sortie. Ce joueur, élu meilleur joueur de l’année 2010 au Brésil sous le maillot de Fluminense, a laissé à son club le message suivant : “Je suis parti et je ne reviendrai pas.” L’Argentin a déclaré à la presse locale qu’il était malheureux. » [12]
Bien sûr, ils en avaient vu des Argentins devenir fous en Europe parce qu’ils ne pouvaient pas boire leurs trois litres de maté quotidiens, des Argentins qui téléphonaient à leur mère à trois heures du matin parce qu’ils ne savaient pas faire fonctionner le micro-ondes. Anelka et Drogba n’étaient pas argentins. Pourtant ils avaient peur, parce qu’ils savaient qu’en Chine eux aussi finiraient par devenir fous, abrutis par la chaleur, l’humidité, les klaxons toutes les cinq secondes. Ils avaient observé l’évolution de Ian Walker, l’ancien gardien de but de Tottenham nommé entraîneur des gardiens du Shanghai Shenhua. Il était devenu paranoïaque et instable : « Le pire, c’est la nourriture. On ne m’a pas encore servi du chien. Ils m’ont dit qu’ils ne le font plus mais une fois on m’a servi un hamburger suspect. » [13] Ils ne voulaient pas finir comme Conca, et encore moins comme Walker. Impassible, insaisissable, Eto’o aurait continué de pontifier sur la Russie :

Samuel Eto’o — Moi je trouve les gens plutôt tranquilles [dans le Caucase], même si je ne les vois que deux ou trois heures sur les quarante-huit heures que je passe au Daghestan toutes les deux semaines. Le stade Dynamo est un des seuls où je n’ai jamais vu les supporters insulter les joueurs de l’équipe adverse. Les médias renvoient souvent une image négative et ne montrent que les problèmes politiques du Caucase Nord. Nous, nous ne faisons pas de politique, nous jouons au football [14].

Didier Drogba se serait levé, comme un homme politique cherchant à convaincre son auditoire. Il aurait commenté ce qui se passait ces derniers temps à Shanghai :

Didier Drogba —
Je suis très bien ici, je n’ai donc pas de raison de partir. Je veux rester ici aussi longtemps que possible, gagner des trophées avec mon équipe et rendre nos supporters heureux. C’est une période difficile, mais je sais qu’il y a de l’espoir, et je suis confiant. » [15]

Une période difficile ? Depuis quelque temps, le milliardaire fou les payait avec de plus en plus de retard. Un peu las, Didier Drogba et Nicolas Anelka n’auraient rien ajouté. Que dire ? Et Samuel Eto’o aurait continué de parler, tout seul. Ça ne l’aurait pas dérangé : il y était habitué. Drogba et Anelka auraient fait signe qu’ils s’en allaient. L’hôtesse leur aurait apporté leur manteau, et Eto’o les aurait raccompagnés. En leur serrant la main, il leur aurait dit un dernier mot d’encouragement :

Samuel Eto’o — Le rêve est permis et en plus, il est gratuit. Nous allons donc rêver  ! [16]

Anelka et Drogba seraient montés dans la Mercedes noire, et dans Moscou enneigé ils auraient pris la route de l’aéroport de Cheremetievo.

 

*

Épilogue. Le 26 janvier 2013, la Juventus de Turin annonçait l’arrivée dans son effectif de Nicolas Anelka pour une durée de cinq mois et un million et demi d’euros, avec la possibilité de s’engager ensuite pour un an. Le 28 janvier, Didier Drogba, bien qu’étant encore officiellement sous contrat avec le Shanghai Shenhua, s’engageait avec le club de Galatasaray, à Istanbul, pour une durée d’un an et demi pendant laquelle il serait payé sept millions d’euros. Le club chinois annonçait sa volonté de porter plainte devant les instances de la FIFA.

 

NOTES

[1] In Le Courrier de Russie, entretien avec Samuel Eto'o, 23 novembre 2012

[2] In L'Equipe, 20 avril 2012

[3] AFP, 28 décembre 2012

[4] Entretien à RMC.fr, 8 avril 2008.

[5] « Wanderer » signifie « l'errant » ou « le vagabond », en anglais.

[6] AFP, ibid.

[7] football-mag.fr, entretien avec Arnaud Ramsay, journaliste réputé proche de Nicolas Anelka, 20 octobre 2012.

[8] In Le Courrier de Russie, ibid.

[9] Entretien au Parisien, 13 octobre 2012.

[10] In Le Parisien, ibid.

[11] In Le Parisien, ibid.

[12] AFP, 28 décembre 2012.

[13] AFP, ibid.

[14] In Le Courrier de Russie, ibid.

[15] In L'Equipe, 22 septembre 2012.

[16] In Le Courrier de Russie, ibid.

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