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Des bureaux face à face, côte à côte, et diverses combinaisons des deux

Des bureaux face à face, côte à côte, et diverses combinaisons des deux

Des bureaux face à face, côte à côte, et diverses combinaisons des deux
Mis en ligne le mercredi 14 janvier 2009 ; mis à jour le jeudi 16 avril 2009.

Publié dans le numéro XI (sept.-oct. 2008)


Je vous écris d’une léthargie que ne troublent que le cliquetis des claviers, les déplacements de chaises à roulettes, les tapotements de doigts (la note dominante : ongles sur revêtement plastifié), le bourdonnement feulé des appareils de climatisation, les exclamations face aux ruades de l’ordinateur. Tracée au feutre par une main féminine sur un des tableaux muraux aujourd’hui, cette inscription : «Pensez-vous que Denis ressemble à Nicolas Cage ?», suivie de deux colonnes («oui» et «non») et quelques croix dans chacune. Les connaissant, je sais que l’interrogation est sincère. Dans cet open space où travaillent les employés, stagiaires et prestataires d’un service (le chef y a aussi son poste mais est rarement présent), les postes de travail sont agencés en grappes de bureaux sous forme de motifs géométriques simples : des bureaux face à face, côte à côte, et diverses combinaisons des deux.

Ce sont des bureaux en stratifié gris, ajourés pour laisser passer des fils noirs ou blancs. Des caissons gris. Des armoires grises. Des ordinateurs noirs, avec des écrans et des claviers blancs et des souris grises. Des chaises de bureaux à piètement gris, roulettes noires, dossier mauve tacheté de noir et assise anthracite ou gris clair. Des téléphones vert-de-gris, des gobelets plastique transparents, des tapis de souris blancs, des poubelles noires, des éléments de climatisation blanc à grille de ventilation noire. Au sol, une moquette verte tâchetée de noir sur le pourtour de l’open-space, gris-bleu le long de la bande de deux mètres de large qui longe le pilier central (là où se cachent les installations techniques, manutention, photocopieuses). Des murs crème salis par la poussière et des appliques blafardes qui ne rehaussent pas un plafond blanc, inégal. Des porte-manteaux gris à tête en simili bois. Des tableaux blancs à cadre métallique gris. Des employés gris, à chaussures noires, chemise blanche ou bleue ou à fines rayures grises sur fond noir (le dernier cri).

Un gilet couleur saumon, de petits fascicules vendant des voyages organisés («Sortir et Partir» : quand on est au bureau, la première préoccupation est de ne plus y être, au point que le système tout entier y participe - comité d’entreprise, congés payés, etc.), des papiers épars et parsemés de notes prises avec des stylos de couleurs variables (rouge, bleu, noir : ce qui passe sous la main). Des feuilles quadrillées issues d’un hypothétique carnet de notes transformé en aérogare de feuilles volantes, des feuilles à moitié noircies d’informations déjà futiles à leur sortie de l’imprimante, des feuilles blanches sur lesquelles on a inscrit des codes boursiers et dessiné une paire d’yeux quelque peu stylisée, des post-it jaunes, des classeurs de documentations jamais consultées, des manuels d’utilisation, des cahiers à spirale, une profusion de papiers à évanouir un Robert De Niro. Un dictionnaire français-anglais, une solution pour bains de bouche, un stabilo vert, une rangée d’écrans de tailles, de formes et de couleurs toutes différentes (mais uniformément sales et tournés vers la chaise de bureau vide qui parfois reçoit celui qui habituellement les scrute).

Dans les espaces communs, une petite fontaine d’eau potable en plastique gris foncé posée sur un bac grillagé de métal peint en blanc, munie de deux boutons-poussoir (bleu pour l’eau froide, rouge qui ne marche pas et à la fonction inconnue). Des WC en rangée de trois, à l’aération trop faible et qui emmagasinent des odeurs corporelles au fil de la journée. Des lavabos en rangée de trois ; à gauche un distributeur de savon liquide, à droite deux distributeurs de serviettes en papier à l’ergonomie défaillante (on tire, le rouleau se dévide un peu puis la serviette se déchire : en répétant l’opération deux ou trois fois on obtient une quantité suffisante). Des bornes d’alarme rouge, d’autres vertes, sans logique apparente mais avec un certain sens de l’alternance.

On sort par des ascenseurs aux portes blanc crème flanqués de placages imitation bois. À l’intérieur, un miroir en pleine hauteur, une affichette rappelant l’interdiction de fumer, une autre pour promouvoir le don du sang. Ou alors on emprunte la sortie de secours, grise avec sa barre d’ouverture rouge, on descend l’escalier de lino anthracite, plinthes grises, rampes noires et crépi blanc.

Au dehors, c’est un mille-feuilles de dalles blanches et de vitres fumées reflétant l’environnement avec une légère teinte bleutée. Des audaces géométriques rompent la monotonie des façades avec l’exactitude victorieuse d’une OPA bien menée. Une aile du bâtiment s’élance dans une direction inattendue. Des corniches à angle aigu, des brisures, des arêtes, une boursouflure verticale d’inspiration victorienne. Un parking et d’autres immeubles de bureaux flanquent le tout : c’est un paysage de parvis gris, de formes rectangulaires, de routes dont le tracé est conçu autour des bâtiments et non l’inverse, de traits tracés au sol (règle, équerre, compas) qui régulent le mouvement humain, un culte de l’angle droit compromis çà et là par les spasmes créatifs de quelque architecte.

Dans cette ville de banlieue, les alignements de balcons des habitations à loyer modéré et les petites maisons pauvres aux peintures décrépies, aux portes minces et aux petits pots de fleurs où logent des familles tout aussi pauvres côtoient des résidences lisses et récentes (silhouettes cubiques ou parallélépipédiques, façades de dalles assemblées blanches ou ocres, portiques prétentieux parfois bordés de colonnades), car en attirant les entreprises de services la ville s’est convertie à la religion du travail discret et monotone qui nourrit les cadres moyens. Puis, comme l’écorchure d’un fleuve fou dans une campagne agonisante, l’irruption des voitures, une bretelle de voie rapide qui relie le monde des bureaux au monde des maisons et des appartements. Le feu est rouge : les boîtes métalliques s’accumulent les uns derrière les autres, occupant tout l’espace de leur immobile masse impatiente. Le feu est vert : les boîtes métalliques se succèdent à toute vitesse, atomes d’un flux chaotique et menaçant. Dans ces zones le trajet effectué n’est pas une distance parcourue mais le temps perdu à se rendre d’un point à un autre. Même pour le piéton, l’espace est anéanti.

Pour venir, on aura traversé l’Empire des bureaux — des tours rutilantes, des giclures de soleil renvoyées en de multiples incidences par les façades bleutées, partout le quadrillage des vitres fumées dans une verticalité prométhéenne où l’acte est remplacé par son signe — mais il y a aussi de beaux panoramas le soir, l’agencement des immeubles qui se découpent sur le ciel limpide au milieu des rayons du couchant produit une esthétique singulière basée sur l’ambiguïté : sont-ce les rayons qui barrent les tours ou les tours qui tranchent les rayons ? Aux heures d’arrivée et de départ, le métro fonctionne à flux tendu comme un coeur qui s’emballe, il pompe les employés pour les convoyer vers leur lieu de travail, et on s’étonne en voyant l’activité frénétique de cette grosse machine besogneuse qu’on n’y ait pas encore intégré les optimisations du métro de Tokyo où des employés de la compagnie de transports sont chargés de pousser les passagers à l’intérieur des wagons pour remplir les rames au maximum : vu la régularité de cette masse voyageuse, l’insubordination ne serait pas un problème. D’autres arrivent par le bus, convergeant en une gare souterraine où les stations distribuées autour d’un long boyau de béton nu, gris foncé et sale sont munies de portes hermétiques qui s’ouvrent à l’arrivée du véhicule. Pour relier ces plateformes de communication, un complexe de passages souterrains, escaliers, ascenseurs, escalators, rampes, couloirs, qui se rétrécissent, s’élargissent, explosent parfois en une trouée vers l’air libre ou plus vraisemblablement une quelconque halle interne rassemblant des magasins, des distributeurs de tickets, des dispositifs de surveillance et de sécurité, et donnant accès à encore d’autres systèmes de circulation.

Au loin, on voit une colline couverte d’une forêt.

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