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En attente de papiers

En attente de papiers

En attente de papiers
Mis en ligne le mercredi 2 avril 2008.

Publié dans le numéro VII (déc. 2007-fév. 2008)

Préfecture de police de Paris, direction de la police générale, 10e bureau, salle 1511. C’est là qu’est convoquée début novembre une sans-papiers chinoise de ma connaissance. Les étrangers se font souvent accompagner par une personne de leur choix pour être sûrs de tout comprendre d’un rendez-vous important. Ils viennent avec leur sac rempli de papiers, dans ce temple du document officiel. J’y suis allée avec elle.

 

Marinus van Reymerswaele
Ci-dessus : Marinus van Reymerswaele, Les Collecteurs d’impôt, XVIe siècle. © musée du Louvre (Paris), département des peintures allemandes, flamandes, françaises.

Ci-dessous : Épître en vers français dédiées à Anne de Bretagne et Louis XII, manuscrit enluminé, France, début du XVIe siècle.

Difficile de se comprendre avec Mme D. Mais quand elle m’a alpaguée dans la rue près de chez moi pour me demander de l’aide, j’ai saisi l’essentiel : elle cherchait quelqu’un pour l’accompagner à une convocation à la préfecture de police. Objectif : faire renouveler son autorisation provisoire de séjour, obtenue après qu’une procédure d’expulsion du territoire français avait été annulée par le tribunal administratif. Je connais un peu le sujet, mais dans la rue, avec enfants et courses dans les bras, j’ai fait vite. Son numéro de portable, la date du rencard.

 

Je me suis un peu renseignée sur ce qu’il fallait faire — a priori, une attestation médicale signée d’un médecin agréé par l’État devait suffire. Je lui en ai indiqué un, et le jour dit, nous nous retrouvons au métro Cité. Il fait très beau. Elle m’attend en haut de la sortie, avec son mari et une jeune amie chinoise à l’aise en français.

Mme D. a trente ans, elle est petite et a de grandes joues rondes. Comme avec beaucoup de Chinois, j’ai toujours peur de ne pas me souvenir de son visage, mais quand je la vois, je suis soulagée : c’est elle bien sûr. Elle a voyagé depuis la Chine il y a dix ans et s’est mariée en France avec un Chinois lui aussi sans-papiers. Ils ont eu deux enfants en deux ans, puis un troisième qui n’a pas un an. Elle sourit tout le temps, parle vite, et je ne comprends pas tout ce qu’elle veut me dire. Ce sont surtout les r qui posent problème.

Ce n’est pas ma première fois. Je suis déjà venue à la préfecture pour des rendez-vous avec une autre maman chinoise de mon quartier. Aux premières heures de la matinée il y avait une longue file d’attente devant l’entrée. Aujourd’hui, à onze heures trente, la grande esplanade est presque déserte, passent des touristes en route pour la Sainte Chapelle, des policiers, des Parisiens, des gens chics, des avocats peut-être qui s’en vont plaider au tribunal de grande instance de l’autre côté du boulevard du Palais.

Nous entrons dans le sas, où la fouille est beaucoup moins sévère que dans une zone d’embarquement d’aéroport : un portique à métaux et un tapis pour l’examen des sacs, surveillés par des plantons indifférents, même pas en uniformes.

 

Epître en vers français
 

 

Tous les quatre — moi, M. et Mme D. et leur amie — progressons dans les couloirs et escaliers fort nombreux de cet immense bâtiment. C’est vite trouvé, le labyrinthe est fléché. Je connais l’endroit, au premier étage, il y a des dizaines de portes, toutes cachent des locaux réservés aux demandes de titres de séjour. J’avais déjà eu à m’y rendre auparavant avec l’autre maman chinoise, mais comme nous y arrivons par un couloir différent, je ne le repère pas tout de suite. Des chaises sont disposées pour l’attente. Nous nous présentons à la porte du « 1511 », et en entrant je reconnais les lieux, l’homme du guichet, les petits bureaux où l’on nous recevra dans un moment. Il faut présenter des papiers et leurs photocopies. Mme D. a bien la convocation et le jugement du tribunal, mais pas leurs photocopies. On enjoint donc dans deux langues à son mari d’aller à la photocopieuse d’en bas. L’administration a tout prévu : changeur de monnaie, photomaton, photocopieur. Un ticket d’attente nous est remis, et nous nous installons dans le couloir. Il faut remplir des feuilles de renseignements, heureusement, un stylo traîne dans le sac de Mme D. Personne ne remarque que c’est aujourd’hui mon anniversaire lorsque j’indique ma date de naissance.

Une bonne demi-heure assis comme ça. J’ai mon livre, mais j’en lève souvent les yeux pour observer une nouveau-née chinoise qui dort en faisant des mouvements de bouche délicieux, juste à côté de moi, dans les bras de son papa. En face de moi, un jeune homme s’agite et s’énerve. Il entrera avant nous, il a le numéro 11, nous le 12. Deux jeunes filles bien sapées et parlant français passent, elles ont dû se tromper d’étage. Mme D. va chercher des cafés à la machine — il y en a une à chacun des innombrables paliers, tant pour les visiteurs que pour les employés de la préfecture.

 

Epître en vers français
 

 

Elle oublie de me demander quelle sorte de café j’aime, et je me retrouve devant le choix entre un café au lait et un sucré. Va pour le sucré. Patience.

Finalement le panneau à affichage lumineux rouge nous appelle. Il est bien indiqué « un seul accompagnant par personne », complété par un « l’accompagnant ne doit pas se substituer à la personne convoquée, ni répondre à sa place », mais Monsieur D. et la jeune Chinoise entrent avec nous. Je ne dis rien, mais j’imagine la suite. La salle est vaste, haute de plafond, ses murs sont d’une couleur gris jaune caractéristique des bonnes peintures lessivables qu’on n’a pas à refaire souvent. Des grands placards à volets roulants, relevés, remplis de dossiers suspendus, sont alignés derrière les petits bureaux, au nombre de huit, qui servent à l’accueil du public. L’ensemble est sévère, mais une large fenêtre en demi-cercle offre une belle vue : la place du marché aux fleurs, les arbres sur le ciel bleu de cette journée d’automne, la Seine au fond.

Une seule employée reçoit, un autre paraît examiner des dossiers. Je reconnais cette dame, c’est la même que la fois précédente. Elle semble d’origine malgache ou indienne, enrobée et vêtue d’un pull jaune en angora, avec des petits nœuds aux épaules. Elle a un fort accent chantant, agréable à écouter. Je l’avais trouvée froide et sèche la dernière fois, et nous n’avions pas du tout obtenu ce que nous voulions — un espoir de titre de séjour « vie privée et familiale ». La sanspapiers que je soutenais alors avait récolté une « obligation à quitter le territoire », procédure qui l’avait ensuite contrainte à vivre sans sortir de chez elle pour éviter tout contrôle d’identité dans la rue ou le métro, et à engager de nouveaux frais d’avocat. J’espère une meilleure issue à notre démarche d’aujourd’hui, j’essaie d’être le plus détendue possible, en me disant que je ne suis là que pour « accompagner ». L’employée chasse sans ménagement Monsieur D. et l’amie de la famille, il n’y a que deux sièges de toute façon : « Vous n’allez pas rester debout, ça ferait du désordre ! »

 

Epître en vers français
 

 

Ça y est, ça commence. Elle égrène la liste des documents à lui montrer. Mme D. plonge la main dans un énorme sac à dos noir bourré de feuilles. Je l’aide, mais je mets quelques minutes à comprendre le classement qui préside à cet apparent fouillis. Preuves en tout genre, preuves d’identité pour madame, pour les enfants, preuve de domicile, preuves de scolarisation, preuve d’inscription à des cours de français. Elle prend les photocopies, les compare avec les originaux, les classe dans un dossier, note tout un tas d’informations chiffrées, ses lunettes de presbyte au bout du nez, un bracelet en bois poli autour du poignet. Je sais que le dossier de Mme D. est solide, mais une pensée magique me traverse soudain : « Je ne dois pas regarder ce qu’elle écrit, ne pas tenter de lire à l’envers, sinon ça va la contrarier. » Du coup, je fixe les tonnes de papiers enchâssés dans les dossiers suspendus qui sont derrière elle. Entre deux crissements de Bic sur la feuille, je crois sentir son regard vérifier que je ne suis pas indiscrète ni inquiète. Mme D. et moi restons silencieuses. Au bout d’un long moment de cette intense paperasserie, elle aborde l’aspect médical de la situation de Mme D., éventuel sésame à un séjour légal, puisque Mme D. souffre de diabète. Puis elle annonce : « Je vais voir avec la chef de bureau. » Nous restons assises là, les minutes passent. Une imposante femme blonde, visage fermé, habillée de noir, passe dans la salle. Est-ce d’elle que dépend la décision ?

L’employée revient, se rassoit face à nous. Sans dire un mot elle entame une nouvelle phase, qui semble très technique, vu son application, sa concentration. Elle entre des données dans son ordinateur, puis lance une impression. Avec le doux crépitement des jets d’encre, la feuille traverse l’imprimante de bureau pour s’avancer un instant presque sur les genoux de Mme D., avant de repartir aussi sec dans l’imprimante. J’observe les mains de l’employée, tampon dateur, agrafeuse, Bic, deuxième Bic pour servir de règle et barrer ou souligner des phrases dans des documents préparés, feuilles, imprimés, le dossier s’ouvre et se ferme. Étourdissant. Enfin, le carnet à souche de couleur verte apparaît. Soulagement intérieur : les autorisations provisoires de séjour sont de cette couleur. Elle remplit l’autorisation, en double, en triple, ça ne s’arrête pas. Elle classe et reclasse.

 

Epître en  vers français
 

 

Seul grain de sable dans ce ballet administratif digne de la danse des petits pains de Charlie Chaplin, un document agrafé avec un autre, qu’elle cherche calmement pendant cinq minutes avant de murmurer pour elle-même : « Le voilà. » Pince crocodile pour enlever l’agrafe fautive, nouveau coup d’agrafeuse, nouveau classement.

Le rendez-vous touche à sa fin. Viennent quelques phrases pour expliquer la nature des documents remis, les démarches futures à effectuer, le prochain rendez-vous donné. Je répète pour Mme D., je fais préciser un détail. Courtes salutations. Nous sortons retrouver Monsieur D. et l’amie chinoise.

En traversant la grande cour qui donne sur le quai des Orfèvres, nous débriefons : Mme D. a bien obtenu la prolongation de son autorisation provisoire de séjour pour trois mois supplémentaires, sans avoir le droit de travailler (ce qu’elle désirait), et un médecin de la préfecture va examiner son cas en vue d’un titre de séjour en bonne et due forme pour raisons médicales, il transmettra son avis par courrier. Mme D. devra préparer quelques documents d’ici au prochain rendezvous : attestation carte vitale et CMU, copie intégrale d’acte de naissance, en chinois et traduit par un traducteur officiel. Monsieur D. peut-il faire une demande de titre de séjour, lui aussi ? Je le lui déconseille. Ils m’invitent à déjeuner, je décline : je dois aller travailler. Je suis tout engourdie, l’air frais me réveille, la ville bruisse et je me sens libérée. En repassant sur la place pour aller attraper mon métro, je jette un coup d’œil à la façade de la « Préf’ », cherchant une fenêtre en demi-cercle. Il n’y en a qu’une, juste au-dessus de l’entrée, nous étions derrière quelques minutes auparavant.

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