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Gorbatchev, grosse déprime

Gorbatchev, grosse déprime

Gorbatchev, grosse déprime
Mis en ligne le samedi 1er mars 2008 ; mis à jour le mercredi 21 mai 2008.

Publié dans le numéro VIII (mars-avril 2008)

Gorbatchev posant pour Vuitton, photographié par Annie Leibovitz, la presse s’en est fait des choux grassouillets : quelques brefs articles qui se résument en « y’a une publicité pour Vuitton avec Gorbatchev », ce qu’on voit déjà, merci. Le Monde (5 août 2007) et Le Figaro (14 octobre 2007) se sont fendus d’articles un peu plus conséquents, où sont retranscrits les dires d’un responsable de l’agence Ogilvy and Mather, qui a réalisé la campagne pour Vuitton : « C’est M. Gorbatchev qui a soufflé cette idée de mur de Berlin. Il nous a dit : «Ce qui est important pour moi, c’est d’avoir contribué à la chute du mur de Berlin» ». Que voulez-vous ? Tels sont les publicitaires : ignares. On imagine le dialogue entre collègues : Si j’te dis Gorbatchev, ça t’évoque quoi, toi ? - Ben j’sais pas. - Bon, attends, j’ai une idée... Sorry mister Gorbatchev, what is important for you in the life ? What is the most important thing you have done ? Sourire gêné de Gorbatchev : Ben j’ai contribué à la chute du mur de Berlin ; vous n’étiez pas nés... Hésitation du publicitaire. C’est glam’, ça, le mur de Berlin ? - Ouais, c’est hyper glam’. Tu vois, une belle bagnole, avec les graffitis, ça va faire contraste saisissant. Et puis ils étaient tellement contents de leur idée, chez Ogilvy, qu’ils n’ont pas pensé que poser devant un morceau du Mur encore en place n’était pas la meilleure façon de montrer qu’il n’existait plus. Un coup d’œil trop rapide pourrait laisser croire que la photo nous montre Gorbatchev avant 1989. De fait, Gorbatchev est devant l’un des morceaux restants du mur - quelque 3 km sur les 155 km d’origine, classés au patrimoine historique. Vu la photographie d’origine, non recadrée [www.louisvuitton.com], elle aurait été prise le long de la Mühlenstrasse, près de la Spree : on reconnaît les hauts lampadaires arrondis en arrière-plan.

 

 

 

 

 

Gorbatchev, faut pas l’embêter avec le communisme et tout ça. Il est dans une grosse bagnole et il assume. Le Figaro parle d’une « berline d’un autre âge », Le Monde évoque une « limousine d’un autre âge » : curieuse unanimité sur le marqueur chronologique. Après s’être arraché les yeux sur des sites spécialisés, on ne trouve aucun modèle de Rolls ni de Bentley ressemblant à ça. La forme de la vitre arrière, le dessin du siège, rien ne colle. En désespoir de cause, on se résoud à écrire à un éminent amateur de Rolls-Royce ayant pignon sur web. Le verdict tombe, implacable : « The car is no Rolls-Royce. This might be the interior from an elderly ZIL or ZIS limousine. Sincèrement vôtre. Klaus-Josef Rossfeldt. www.rrab.com » On aurait dû s’en douter. Le mur est tombé, la préférence nationale demeure. Gorbatchev roule en ZIL-41047, la limousine russe prisée par les hauts dignitaires, dont les derniers modèles datent de la fin des années 80. 


Voyage-t-on pour découvrir le monde ou pour le changer ? demande Louis Vuitton. C’est la deuxième solution qui semble être recommandée par le malletier. C’en est presque culpabilisant, pour nous péquins qui n’avons pas vraiment d’autre solution que de découvrir le monde en Citroën, munis de notre sac Luis Wuitton acheté aux puces et de notre impact géopolitique personnel plus que limité. Étrangeté de la publicité. L’identification semble difficile. Ressembler à monsieur Gorbatchev relève encore plus du fantasme que s’identifier à Scarlett Johansson. Ce que Pietro Beccari, directeur marketing et communication de Louis Vuitton, traduit par : « Notre campagne de publicité actuelle [avec Scarlett J.] s’adresse à une cible féminine. Or, le masculin et le féminin font partie de l’ADN de notre marque. »

Le pôle masculin, en l’occurrence, est méchamment déprimé. Seul avec lui-même, c’est-à-dire très seul. Dire qu’il roule dans une limousine à sept places ! En admettant que son embonpoint prenne deux places, son sac Vuitton une, de même que le chauffeur, le bougre aurait pu encore caser trois potes dans sa bagnole : or il n’en a rien fait. Sa main gauche, massive, est sobrement posée sur son genou. Et, ce que nous ne voyons pas sur la publicité parue dans la presse, c’est que sa main droite est agrippée à la poignée de la porte comme s’il voulait s’évader de la voiture. Et ce regard morne ! Traduction du Monde : « il s’abîme dans la contemplation d’un mur couvert de graffitis. »

Au bas de la publicité, ce texte : Mikhaïl Gorbatchev et Louis Vuitton apportent leur soutien à Green Cross International. Traduction : Gorbatchev n’a pas été payé pour faire cette publicité. C’est sa fondation, Green Cross, qui aide les enfants atteints de leucémie, qui a touché l’argent. Pour ses bonnes œuvres, donc pour tenter de changer le monde, Gorbatchev pose avec un sac Vuitton rempli d’il ne sait trop quoi. En 1997, Gorbatchev avait tourné un spot télé pour Pizza Hut. Non par amour de la pizza, bien qu’il ait dans des interviews défendu la « convivialité » de l’aliment-pizza [cf. www.cnn.com, 23 décembre 1997] : pour trouver de l’argent pour sa Bibliothèque de la Perestroïka. Dans le même ordre d’idées, il a reçu l’an dernier un couple américain qui a payé 160 000 dollars pour pouvoir déjeuner en sa compagnie, suite à des enchères organisées par la Fondation Raïssa Gorbatchev qui vient en aide aux cancéreux. « Que faire, on va mettre sur la table du choux, du hareng et de la vodka », avait-il déclaré.

Mais venons-en à la cause première de tout cela : le sac « fourre-tout », le Keepall modèle 1930. Le fourre-tout a ses limites, a-t-on envie d’ajouter. Parce que Mikhaïl Gorbatchev, qu’est-ce qu’il y a fourré, en douce ? Un magazine russe dont le titre de couverture est : Le meurtre de Litvinenko - #trad#They Wanted to Give Up a Suspect for $7,000. Alexandre Litvinenko, ancien officier du KGB, détracteur de Poutine, qui est mort empoisonné au polonium, une substance radioactive... dans des circonstances controversées : tué par Poutine ? par les services secrets britanniques ? Dans une interview accordée au Boston Globe (www.globe.com, entretien avec Anna Badkhen, 9 décembre 2007), Gorbatchev dément pourtant s’être rendu compte de ce détail : « Globe : Je dois vous poser une question sur la publicité pour Vuitton. Qu’avez-vous à dire sur la couverture du magazine ? Gorbatchev : J’ai fait deux pubs en dix ans, et à chaque fois, quel ramdam ! [there’s so much hullabaloo !] Je ne pense pas que cette couv’, c’était une mise en scène délibérée. Tous les journaux parlent de ça, mais je ne crois pas qu’on ait voulu me mettre en scène par rapport à ça. Pourquoi auraient-ils fait ça ? Je ne savais même pas ce qu’il y avait dans ce magazine. Je ne sais toujours pas, d’ailleurs. Ils ont mis des magazines dans le sac Louis Vuitton, c’est tout. » Pas très concerné par le tournage de la pub, Mikhaïl. Heureusement qu’ils n’ont pas mis Playboy dans son sac Vuitton à son insu, ç’aurait fait mauvais genre.

 

 

 

 

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