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07. La Mer Adriatique

07. La Mer Adriatique

07. La Mer Adriatique
Mis en ligne le vendredi 18 mai 2007.


 

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L’Adriatique existe-t-elle ? L’ancien Golfe de Venise a mauvaise presse. Polluée, soumise de longue date à un tourisme de masse prédateur, cette mer semi fermée constitue de surcroît l’une des frontières majeures de l’Europe. Frontière entre l’OTAN et les pays socialistes «atypiques» qu’étaient la Yougoslavie et l’Albanie, frontière aujourd’hui de l’Union européenne, l’Adriatique a été le cimetière marin de milliers de clandestins tentant de gagner le riche Occident.

Ambroise Paré, diable de mer 

En Albanie, même si les flux de départ trans-adriatiques se sont ralentis ces dernières années, le départ à l’étranger demeure la seule perspective d’une grande part de la population. D’après le recensement de 2001, le premier organisé dix années après la chute du communisme, l’Albanie connaissait une baisse nette de sa population, malgré des taux de natalité qui demeurent élevés, uniquement en raison de la saignée démographique que représente cet exil massif[1].

Le gouvernement italien, qui a tendance à considérer les pays de la rive orientale de la Mer Adriatique comme son arrière-cour, a multiplié les pressions sur l’Albanie et le Monténégro pour amener ces deux pays à lutter contre les migrations clandestines le crime organisé. Dans les années 1990, de nombreux mafieux italiens s’étaient installés sur la côte monténégrine, formant une communauté évaluée à plusieurs centaines de personnes, tandis que la Sacra Corona Unita, la mafia des Pouilles, prenait pied en Albanie. Les relations italo-monténégrines sont au plus bas, d’autant que deux procès pour trafics de cigarettes mettant en cause des officiels monténégrins sont ouverts devant le Tribunaux de Bari et de Naples. L’enquête de Naples, rendue publique au printemps 2003, met nommément en cause M.Milo Djukanovic, longtemps Président et maintenant Premier ministre du Monténégro.

L’Albanie découvre le tourisme de masse. La route côtière qui relie Saranda, sur la frontière grecque et Himara, n’est toujours qu’une piste escarpée, où des morceaux d’asphalte rappellent de très anciens projets de développement. Pourtant, à quelques semaines du début de la pleine saison, les villes de Saranda et d’Himara ne sont plus que d’immenses chantiers. Depuis quelques années, les touristes albanais du Kosovo découvrent les plages du sud de l’Albanie, où pensions, hôtels et restaurants se multiplient.

Le tourisme de masse 

Ce tourisme de masse, le Monténégro et la Croatie l’expérimentent depuis des années. En raison des sanctions internationales des années 1990, le Monténégro est toujours largement boudé par les touristes occidentaux. La plupart des estivants attirés par la côte monténégrine viennent de Serbie, du Kosovo, parfois de Macédoine, même si des touristes russes et ukrainiens ont aussi fait leur apparition ces dernières années. Estivants serbes au faible pouvoir d’achat et nouveaux riches russes constituent donc l’essentiel de la clientèle de la ville de Budva, autrefois petite perle de l’Adriatique. La vieille cité fortifiée est désormais submergée par un urbanisme anarchique. Budva compterait près de 100 000 habitants. Ce phénomène atteint aussi Sveti Stefan. Des immeubles de plusieurs étages ont été construits en face de la petite île entièrement transformée en un mythique hôtel, fréquenté, dans les belles années 1960, par toutes les stars de Cinecittà. Les meilleurs hôtels du littoral ont été rachetés par des hommes d’affaires russes à la réputation sulfureuse.

Le mitage du littoral est un phénomène général, que l’on retrouve aussi en Croatie. Les moindres maisons proposent des chambres à louer, et les nouvelles constructions se multiplient. Dans une Croatie où le chômage touche près d’un tiers de la population active, beaucoup de Dalmates pratiquent une économie de survie assez prospère. Avec l’aide sociale et la location de quelques chambres durant les mois d’été, il est possible de vivre toute l’année. Le gouvernement croate a engagé bataille pour obtenir la déclaration fiscale de ces revenus, mais les conséquences environnementales sont encore bien peu prises en compte.

Peut-on imaginer le développement d’un autre tourisme, conçu sur les bases d’un développement durable ? Denis Ivosevic, assesseur au tourisme de la zupanija (département) d’Istrie, est bien conscient des limites et des dangers du tourisme de masse. « Si nous misons uniquement sur une offre bon marché, les touristes se détourneront vite de nos régions, car les offres à bas prix vont se généraliser encore plus vite avec l’abaissement des tarifs du transport aérien ». Danis Ivosevic est l’auteur d’un plan décennal sur l’évolution du tourisme, qui propose notamment de privilégier l’hébergement rural et le tourisme de qualité, pour essayer d’endiguer la «bétonnisation» de la côte istrienne. Danis Ivosevic souligne que la privatisation des complexes touristiques d’Istrie a pu être menée à bien, ce qui représente un gros avantage par rapport à d’autres régions de Croatie. Durant les années 1990, les complexes hôteliers croates, lourdement endettés, sont passés sous le contrôle des banques, qui en ont engagé une privatisation rapide et suspecte. Le HDZ a été accusé d’avoir bénéficié de ces privatisations frauduleuses.

Au début des années 1990, le Monténégro s’est autoproclamé «État écologique», inscrivant cette profession de foi dans le préambule de sa Constitution. Cette déclaration n’a pourtant jamais eu les moindres conséquences concrètes. À l’été 2003, le Monténégro a connu sa plus grave crise des ordures[2]. Le gouvernement monténégrin a décidé d’affecter un crédit de 1,3 millions de dollars de la Banque mondiale pour aménager la décharge sauvage de Lovanja, situé à une centaine de mètres des pistes de l’aéroport de Tivat, dans la Bouche de Kotor. La Bouche de Kotor, fjord le plus méridional d’Europe, est un site naturel prestigieux placé sous la protection de l’UNESCO. La décharge était utilisée par les communes de Tivat, Kotor et Budva, la population estivale de cette dernière ville étant de très loin la plus importante.

Don Branko Sbutega, secrétaire de l’évêché catholique de Kotor, a pris la tête du mouvement de protestation des citoyens. Le père jésuite n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la gestion de ce dossier. « Il existait un site beaucoup plus adapté à Budva, mais dans un village qui est un bastion pro-serbe : ils ont sorti les fusils dès que le projet a été connu. Le gouvernement préfère implanter la décharge à Tivat, qui compte la principale communauté catholique croate du Monténégro et dont les habitants ont la réputation d’être pacifiques. Il est particulièrement aberrant que la Banque mondiale cautionne un tel déni de justice et une telle monstruosité environnementale. Cette affaire révèle aussi l’incroyable médiocrité des actuels dirigeants monténégrins. Les communistes de la bonne époque auraient quand même fait preuve d’un peu plus de dignité », conclut le jésuite.

La Bouche du Kotor 

En fait, de l’Albanie à la Slovénie, la géographie réduit le cordon littoral à un mince passage surplombé de falaises et de montagnes souvent infranchissables. Entre gens de la côte et gens de la montagne, l’incompréhension est souvent la règle, d’autant plus que les bouleversements politiques du XXe siècle, ont souvent entraîné d’importants changements démographiques. Dans la Bouche de Kotor, les descendants des vieilles communautés locales sont devenus minoritaires face aux nouveaux venus originaires d’autres régions : ainsi, le diocèse catholique de Kotor ne compte plus que 9000 fidèles. La ville d’Herceg Novi, à l’entrée de la Bouche illustre cette évolution : la ville abrite de très nombreux réfugiés serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine. Beaucoup d’entre eux ont obtenu le droit de vote au Monténégro, entraînant d’importants changements dans le positionnement politique de la commune.

Les «vieux» habitants de la Bouche, marins et descendants de marins, gardent la nostalgie d’une civilisation entièrement basée sur la mer. Cette nostalgie s’associe au souvenir de la longue domination vénitienne, et se goûte mieux que nulle part ailleurs au petit musée maritime de Perast, un village de capitaines de la flotte vénitienne.

La Faculté maritime de Kotor est l’héritière de la longue tradition maritime. Des petites écoles de navigation sont attestées dans la Bouche de Kotor dès le XVIe siècle. L’une des plus célèbre, à la fin du XVIIe siècle, était celle du capitaine Marko Martinovic, où le tsar Pierre le Grand envoya les cadets de la flotte russe en cours de formation. Près de 400 étudiants suivent aujourd’hui des cours de navigation ou de machinerie. « Nous sommes un peuple de marins sans bateaux », explique le professeur Milorad Raskovic. Titulaire de la chaire de navigation, lui-même ancien capitaine, il est l’auteur d’un traité que les étudiants potassent avec ardeur. La Faculté n’a plus de bateau école, et les étudiants apprennent la navigation depuis des simulateurs, ce qui ne l’empêche pas de jouir d’une bonne réputation. « Nos cadets trouvent du travail, mais à condition qu’ils acceptent des conditions salariales injustes, souvent de l’ordre de 400 ou 500 dollars pour un officier débutant, en-dessous des normes fixées par les organisations syndicales internationales », explique le capitaine Raskovic. « C’est ainsi que fonctionne désormais la marine marchande : un pavillon de complaisance, un armateur grec, des marins chinois ou philippins et, parfois, des officiers monténégrins ».

Au nord de l’Albanie, le port de Shengjin est également plongé dans la plus totale désolation. Le directeur du port essaie de faire valoir que Shengjin, autrefois connu sous le de Saint-Jean de Medua, est « le débouché maritime le plus proche du Kosovo ». Cela est vrai, à vol d’oiseau, mais le voyage exige toujours au moins une dizaine d’heures, par les routes montagneuses qui traversent le nord de l’Albanie. Des dockers chargent nonchalamment un navire hors d’âge voué au cabotage, tandis que quelques chalutiers achèvent de rouiller. La pêche n’est plus qu’un souvenir à Shengjin, ancien port sardinier. Pourtant, des navires grecs et italiens viennent régulièrement exploiter les réserves halieutiques du pays. Une firme italienne a également racheté une conserverie à Shengjin. Quand une cargaison de poisson est débarquée, les salaires à la journée ne sont ici que de l’équivalent de trois à quatre euros. Le poisson traité repart immédiatement en Italie.

L’économie de la mer 

La mer peut-elle encore faire vivre les populations riveraines ? Les côtes orientales de l’Adriatique demeurent très poissonneuses, malgré les ravages de la surpêche et l’absence de toute gestion coordonnée de la ressource halieutique. Rien n’est plus révélateur que l’histoire des datteri, un savoureux coquillage dont la pêche est rigoureusement interdite dans les pays de l’Union européenne. Les restaurants de Koper, en Slovénie, en servent volontiers à leurs clients, expliquant que les coquillages viendraient de Croatie. Dans ce pays aussi, pourtant, la pêche et la vente des datteri sont interdites, et les restaurateurs qui en servent expliquent tous que les coquillages viendraient de Neum, la dizaine de kilomètres de littoral qui appartient formellement à la Bosnie-Herzégovine. Les restaurateurs de Neum prétendent, eux, que les coquillages viennent du Monténégro. Pour pêcher ce coquillage, il faut détruire le rocher à la dynamite...

La Croatie s’est dotée, le 3 octobre 2003, d’une « Zone de protection écologique et de pêche » en Adriatique. Ce projet a suscité de vives inquiétudes en Slovénie, car un vieux contentieux oppose les deux pays dans le Golfe de Piran[3]. Le droit de la mer définit en effet des principes simples, mais dont la combinaison est complexe. Chaque pays a le droit de définir à partir du rivage une zone de douze miles, formant les eaux territoriales. Quand les côtes de deux pays se font face, la Convention internationale de Montego Bay prévoit que l’on retienne la ligne médiane pour définir les eaux de chacun des deux pays. Or, les 37 kilomètres de littoral slovène sont totalement enclavés au fond du Golfe de Trieste, tant et si bien que l’application du principe de la ligne médiane mettrait la limite des eaux croates à deux miles des ports de Trieste, en Italie, et de Koper, en Slovénie, l’ancien Capo d’Istria. Ce port, principal débouché maritime de la Slovénie serait donc totalement enclavé. En décalant la frontière terrestre de manière à inclure quatre hameaux dans la commune slovène de Piran, il devenait possible de calculer le principe de la ligne médiane, de manière à faire du Golfe de Piran une véritable mer intérieure slovène. Le Parlement slovène a procédé à l’annexion de ces hameaux en 1994, suscitant de vives protestations croates. Finalement, un accord a été trouvé en 2001, prévoyant un corridor slovène qui désenclave le port de Koper. Pour les deux pays, les risques réels étaient bien moindres que les enjeux symboliques de la souveraineté maritime.

La création de la « Zone de protection écologique et de pêche » remet en cause cet accord, puisque la Croatie étend sa juridiction en haute mer, au-delà de ses eaux territoriales, jusqu’à la ligne médiane sur le lit du plateau continental. Cette disposition est prévue par la Convention de Montego Bay, et doit permettre à la Croatie d’assurer une meilleure protection des milieux et une gestion plus rigoureuse des ressources halieutiques.

Les rivages de l’Adriatique comptent déjà quelques bombes environnementales à retardement, comme le site de Porto Romano, à côté de Durrës, en Albanie. Cette ancienne usine d’engrais, de pesticides et de produits chimiques a été abandonnée en 1990, et presque totalement détruite durant les émeutes de 1997. Plusieurs milliers de squatters, principalement venus du nord du pays, se sont installés dans le site, dangereusement pollué, utilisant les anciennes structures de l’usine pour édifier un habitat de fortune. Les Nations Unies (UNEP) et la Banque mondiale essaient d’obtenir leur relogement, mais la petite communauté de Porto Romano n’a pas envie de partir sans solides garanties de relogement.

En termes d’atteinte à l’environnement, le rapport entre les deux rives de la Mer reste fortement déséquilibré. Les grandes villes de la plaine du Pô sont bien évidemment les principales sources de pollution[4], même si les normes de retraitement des eaux usées sont nettement meilleures en Italie qu’en Albanie ou en Croatie. En raison de son caractère de mer semi-fermée et de sa faible profondeur, notamment dans sa partie septentrionale, l’Adriatique est particulièrement exposée à des phénomènes comme l’eutrophication, c’est-à-dire le développement d’espèces végétales qui réduisent la teneur en oxygène des eaux. Le mécanisme général des courants marins entraîne cette pollution du nord au sud le long de la côte occidentale. L’Italie est donc la plus exposée.

Une voie de passage 

L’Adriatique a toujours été frontière et voie de passage. La guerre de course a opposé durant des siècles les marines turque et vénitienne. Parfois, les Uskoks, les pirates chrétiens de Dalmatie, pillaient aussi pour leur propre compte, et les pirates ottomans d’Ulcinj, au Monténégro, ont aussi détenu durant plusieurs années l’écrivain Miguel de Cervantès[5].

À la fin du XVe siècle, des milliers d’Albanais ont fui la conquête turque en Italie, formant des communautés qui ont conservé l’usage de la langue albanaise, en Calabre, en Basilicate et en Sicile[6]. La modernisation menace fortement la survie de cet isolat culturel peu connu du sud de l’Italie, mais le monde arbëresh, ou italo-albanais, connaît aussi une dynamique renaissance culturelle. Ces Arbëresh se veulent toujours un pont entre les deux rives de la Méditerranée. Depuis l’effondrement du régime communiste albanais, de nombreux ressortissants d’Albanie sont venus vivre dans ces villages arbëresh, où leur intégration est généralement facile. Lors de la crise du Kosovo, les villages arbëresh se sont également mobilisé en faveur des réfugiés. Plusieurs dizaines d’Albanais ont fondé des familles à Barile, un gros village arbëresh de Basilicate. Le professeur Donato Mazzeo, pilier de la renaissance culturelle arbëresh dans la région, parle d’un devoir particulier de solidarité, en demandant : « qui sait combien d’Albanais sont restés dans la mer depuis cinq siècles ? »

Il faudrait sûrement que l’Adriatique cesse d’être une frontière pour devenir pleinement, sur ses deux rives, une mer intérieure européenne. Telle serait la condition pour développer une politique véritablement cohérente et efficace de protection des milieux naturels et de prévention des risques environnementaux. Cela serait également une condition pour assurer le développement de tous les Balkans, et préserver la fragile identité des sociétés littorales[7]. Après l’adhésion de la Slovénie à l’Union européenne, celle, désormais prévue de la Croatie, représentera un pas dans cette direction, sauf si l’on continue d’assigner à la Mer Adriatique une fonction de frontière entre l’Europe des nantis et la misère du monde.

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[1] Lire l’étude synthétique des résultats du recensement : The population of Albania in 2001, Tirana, Instituti i statistikës, 2001.

[2] Lire «Le littoral monténégrin croule sous les ordures», http://www.balkans.eu.org/article3329.html

[3] Lire Joseph Krulic, «Le problème de la délimitation des frontières slovéno-croates dans le Golfe de Piran», in Balkanologie, VI.1-2, 2002, pp. 69-73.

[4] Lire les contributions rassemblées dans The Adriatic Sea. A Sea at Risk, a Unity of Purpose, Athens, Religion, Science & Environment, 2003, notamment l’étude de David G.Smith, «The overall environmental situation in the Adriatic Sea».

[5] Lire Pierre Cabanes (dir.), Histoire de l’Adriatique, Paris, Le Seuil, 2001.

[6] Lire Alain Ducellier et al., Les Chemins de l’exil. Bouleversement de l’Est européen et migrations vers l’Ouest à la fin du Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 1992.

[7] Lire «La nostra nuova frontiera è il progetto euroadriatico», Limes, 2/2001.

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