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Le Tigre : quelques réponses

Version longue d’une interview donnée à Technikart

Le Tigre : quelques réponses

<i>Le Tigre</i> : quelques réponses
Mis en ligne le jeudi 23 mars 2006 ; mis à jour le lundi 27 mars 2006.

Le texte qui suit est la version longue d’une interview pour le journal Technikart (avril 2006). Lætitia Bianchi et Raphaël Meltz répondent aux questions de Jean Perrier.

- Comment est né Le Tigre ?

Pendant quatre ans, on a édité une revue diffusée en librairies, R de réel... une revue alphabétique, qui avait programmé sa mort à la lettre Z.
On aurait pu sagement continuer dans le monde de l’édition, à éditer des beaux livres dont regorgent les librairies... et continuer à râler en écoutant les infos le matin. Alors voilà, on s’est dit : on va faire quelque chose, mais dans le secteur de la presse, parce qu’il n’y a aucune raison de faire comme si la presse et les médias étaient un monde interdit.
Le Tigre veut mettre du sens et de la beauté dans le support le plus « cheap » qui soit, le papier journal. Lichtenberg, un philosophe du XVIIIe siècle et un des plus grands savants de son temps, n’a pas écrit de livres : juste son carnet de réflexions, et des petits textes courts, souvent très drôles, qu’il publiait dans l’Almanach de Göttingen... à l’époque, les almanachs, c’était la presse populaire, avec les infos pratiques, etc. l’équivalent d’un Calendrier des postes régulier. On respecte infiniment ce positionnement : faire réfléchir les gens à travers des formes inattendues, avec légèreté et ironie.

- Comment décrireriez-vous son contenu ?

On a sous-titré Le Tigre «hebdomadaire curieux». Curieux au sens bizarre, inattendu... parce qu’on comprend qu’il puisse décontenancer ! Et «curieux» au sens d’ouvert sur le reste du monde, dans le temps et dans l’espace. Le mélange des genres est un des principes du journal. Du décryptage de l’actualité, de la photo, des fait divers (mais d’il y a deux siècles), du journalisme d’investigation, du dessin, de la géopolitique, des chroniques... et le tout avec un fond indissociable de la forme, du graphisme.
Le Tigre, c’est un projet personnel qui se trouve être vendu sur le marché de la presse. C’est le contraire du journal calibré pour plaire à tel ou tel lectorat. Ne pas faire nous-mêmes le graphisme, ce serait comme si vous disiez à un dadaïste qu’on va embaucher un maquettiste pour lui faire sa mise en page. Et tant pis pour ceux qui trouvent ça trop petit, trop noir et blanc, trop ceci et trop cela.

- Quelle est sa ligne éditoriale, politique, journalistique ?

Politiquement, la rubrique géopolitique du journal est essentielle. La ligne en est toute simple : arrêter de percevoir l’étranger comme un exotisme ou une menace.
Tous les jours, on parle Azerbaïdjan, Tchétchénie, Balouchistan, Cisjordanie... Ce sont des mots qui sont devenus poétiques à force d’être répétés comme des coquilles vides. Des cultures et des religions sont réduites à des caricatures ; par moments en écoutant les infos le matin on se dit qu’on n’est pas bien loin de l’époque coloniale, tellement les gens sont engoncés dans leurs certitudes sur des pays qu’ils seraient bien incapables de situer sur une carte. Parallèlement, il y a des universitaires qui font des travaux remarquables sur telle ou telle région.
Alors c’est tout simple : Le Tigre, un média qui s’adresse fondamentalement à des non-spécialistes, essaie de rendre aux pays leur histoire. Le Tigre publiera chaque semaine 4 pages sur une zone géographique. Pour ne pas suivre « l’actu chaude » des pays évoqués (« il y a une guerre donc on y va »), et aider le lecteur à se familiariser avec des problématiques, on a pris le parti suivant : suivre le tracé d’un grand explorateur. On a décidé de commencer avec Marco Polo, alors voilà : le premier numéro du Tigre va parler de l’Italie et de ses rapports avec la Slovénie, le n°02 de la mer Adriatique, puis on va s’arrêter sur les côtes des Balkans... etc., jusqu’en Chine, avec le voyage retour par l’océan Indien.
La seule ligne réelle, plus philosophique que politique, que l’on puisse dégager du journal, c’est un certain relativisme, un scepticisme, mais teinté d’ironie. Notre référence, c’est Michel de Montaigne ! Alors non, ce n’est pas dans Le Tigre que vous trouverez les grandes certitudes que l’Occident et la société de consommation sont l’ultime étape du développement, et doivent prêcher la bonne parole au reste du monde. Nos petites convictions politiques du moment, genre « Fabius ou Hollande ? », on considère que ce n’est au Tigre d’en être le support. Encore une fois, on ne fait pas ce journal pour ça. C’est pour ça qu’on a précisé qu’on n’était pas « militants ». Le Tigre n’est pas là pour se situer dans le débat politique français. En revanche, sur tel ou tel sujet de société, Le Tigre pourra prendre parti, mais toujours en allant chercher les sources historiques d’un fait, en remettant en perspective.
Journalistiquement, on est en décalage. Là encore, on n’est pas là pour « remplacer » la presse existante, ce qui serait naïf et prétentieux, on est là pour amener autre chose, d’autres angles d’attaque, d’autres sujets. D’où l’absence par exemple de critiques culturelles, dont on est submergés dans les médias. Si Le Tigre se mettait à dire que tel disque vient de sortir, etc., bref à singer les tics de la presse, ce serait aberrant.

- En quoi est-ce un journal politique (logiciels libres, pseudonymat, refus de la pub) ?

Beaucoup de petits éditeurs, qui n’ont pas le moyen d’acheter les licences, travaillent avec des logiciels « crackés »... sans savoir parfois qu’il y a une communauté d’informaticiens des quatre coins du monde qui développent des outils équivalents gratuits. Alors bien sûr, sur certains points, Scribus (l’équivalent de XPress ou InDesign, pour la mise en page) est pour l’instant plus lent. Mais savoir que des passionés d’informatique qui sont prêts à vous aider à la moindre question, à réparer les bugs en temps direct (alors qu’un bug sous Windows, il ne vous reste plus qu’à acheter la version suivante), bref à améliorer un outil pour la beauté du geste, comment ne pas défendre cet état d’esprit ? Alors oui, c’est un choix politique.
Le pseudonymat, c’est un positionnement particulier. Ce n’est pas un choix politique, c’est plutôt une tentative intellectuelle, qu’on ne pose pas du tout en modèle journalistique. C’est une possibilité parmi d’autres. Le pseudonymat amène une autre forme de lecture, ça rend le lecteur plus exigeant avec le contenu, et ça le force à se poser la seule question qui vaille : « est-ce que j’aime ou non », « est-ce que je suis d’accord ou non ».
Aujourd’hui, sous le nom des intervenants, tout le monde est « expert », « sociologue », « dernier livre publié à *** »... ce qui est une façon de forcer la main au lecteur ou au télespectateur sur le fait que ce que dit le monsieur est intelligent, beau, subtil... Dans Le Tigre, on a choisi d’effacer les notions de reconnaissance, tout en gardant un nom (« pseudonymat » et non « anonymat », pour que le lecteur puisse s’attacher à tel ou tel chroniqueur). Pour les enquêtes aussi, mais là, on n’a rien inventé : parce que le journalisme d’investigation traditionnel regorge de « sources bien informées » anonymes. Et étonnamment, alors que tout le monde critique l’égocentrisme de l’époque, les gens paniquent un peu devant leur soudaine liberté de goût face à un texte.
Le refus de la pub mériterait lui aussi à lui seul quelques pages d’explication... parce qu’on n’est pas des « anti-pub » simplistes. Il faut distinguer deux choses : le fait que des grands groupes financent la presse via la pub, et à ce titre peuvent censurer, de manière directe ou indirecte, certains sujets : cela, bien sûr, suffisait à exclure d’emblée la pub dans Le Tigre. Mais à côté, la publicité comme média visuel, c’est une toute autre question : la publicité a un sens, une histoire, des codes, et parfois une beauté intrinsèque qui va bien au-delà de la notion de vente.

- Le journal est-il né d’une allergie commune à la presse généraliste et la presse critique (PLPL, Fakir, soit le Plan B ?). Etes-vous un journal plus « dégagé » qu’« engagé », selon la formule de Pierre Desproges ? Comment vous situez-vous par rapport aux journaux de critique des médias, acceptez-vous l’appelation «alter-média» ?

Une « allergie » à la presse en général, pas du tout : on est de très gros lecteurs de presse, tous titres et genres confondus, des féminins aux people en passant par la presse militante et la presse spécialisée sur les sujets les plus absurdes.
Une allergie à la presse « généraliste », un peu, oui. Parce que la presse généraliste démissionne un peu en ce moment de son rôle. Les news de l’après-guerre avaient une énergie, des positionnements. Aujourd’hui, en lecture « en aveugle », on pourrait confondre Libé et le Figaro. Exemple récent et atterrant, l’Humanité Dimanche : la maquette ressemble à celle « Marianne », le logo avec l’étoile est un mélange de stalinisme et de Star’Ac, il y a des pubs pour Gaz de France et Suez (dont la fusion est critiquée quelques pages plus loin !), des brèves dans tous les sens, une rubrique « conso »... C’est typique du renoncement de notre l’époque. Ils doivent avoir des gens de la com’ qui leur disent « mais le lecteur veut ça ! », « on ne peut pas faire autrement ! », alors soi-disant au service des idées, on aboutit à un non-journal.
Cette absence généralisée de courage du moment, c’est contre ça qu’on lutte, et c’est à nos yeux une forme d’engagement.
Quant à la presse dite « alter », c’est bien qu’elle existe, mais c’est totalement insuffisant, voire parfois stérile. On respecte le militantisme. Mais ce n’est pas du tout notre ligne, ça ne l’a jamais été. Alors oui, on est un journal « dégagé » de l’engagement au sens classique du terme.

- A quel lectorat pensez-vous vous adresser ?

Etant donné les réponses précédentes... notre but premier est précisément d’avoir le lectorat le plus divers possible. Rien de plus triste que de faire une presse qui conforte les gens dans leurs certitudes. Et de fait, avec R de réel, on y était, à notre toute petite échelle, parvenus. On croisait en salons des jeunes dessinateurs qui découvraient des écrivains, et des vieux universitaire ronchons qui se rendaient compte que la bande dessinée contemporaine existait. Notre envie, c’est la curiosité. Ceux qui disent « Mon dieu, trois pages de texte sur un conflit géopolitique, quelle austérité ! vous ne pouvez pas mettre des images comme tout le monde ? » ou à l’inverse « un feuilleton en bandes-dessinées, et puis quoi encore ? »
On est désolés, mais ces lecteurs-là, ce n’est pas pour eux qu’on fait le journal. Alors non, on ne va pas « s’adapter » à eux. Pour quoi faire ? Si notre but était de nous « adapter » à la lisibilité d’un soi-disant lecteur potentiel, on bosserait dans des journaux établis, on ne serait pas en train de s’escrimer à faire Le Tigre. Notre but est précisément de surprendre le lecteur, de le confronter à quelque chose d’inhabituel, qui l’amuse, l’étonne, le fasse réfléchir.

- Combien de rédacteurs et de collaborateurs en tout ?

On est cinq permanents au Tigre, pour faire tourner le journal en temps réel. On a une quinzaine de collaborateurs réguliers, qui sont responsables d’une rubrique, et qui, comme on a des moyens financiers ridicules, sont une sorte de rédaction « délocalisée » à domicile ! La plupart des proches de R de réel nous soutiennent dans l’aventure. Sinon, les collaborateurs extérieurs occasionnels sont très nombreux ; on en est à une cinquantaine sur les premiers numéros. Quand le travail d’un universitaire, d’un photographe, d’un auteur nous intéresse, on l’appelle et puis voilà. Au début de R de réel, on ne connaissait strictement personne, alors on a pris l’habitude de ne pas y aller par quatre chemins. Le milieu, la reconnaissance et l’âge n’ont rien à faire avec l’enthousiasme qu’ont les gens à soutenir un projet différent en donnant de leur art ou de leur savoir. Deux fois sur trois, on a une bonne surprise.

- Les intervenants et journalistes sont (seront) payés au prix moyen de la pige ?

On a claironné qu’on allait payer, par une sorte de déontologie anticipée... En gros, on s’est dit : et si ça marchait, et qu’on tournait malhonnêtes sans même s’en rendre compte ? Et puis on a commencé à chercher les financements... et on n’a réuni que la moitié de la somme prévue, à savoir 25.000 euros au lieu des 50.000. Du coup, on a établi un « moratoire », le temps de trouver les 5.000 lecteurs nécessaires à l’équilibre financier. Et ensuite, on a établi un système de « point-tigre » : les piges sont calculées linéairement en fonction des ventes du journal. Donc, de pas payés du tout, les participants au Tigre passeront au statut d’auteurs les mieux payés de la presse française quand on vendra 50.000 exemplaires...

- Comment le journal est-il distribué et où ?

Le journal est distribué dans les plus grands kiosques de Paris et des villes de province. C’est une diffusion à échelle nationale, mais dans de toutes petites quantités. Bref, les lecteurs ne doivent pas hésiter à faire plusieurs kiosques, à le demander, le redemander... Par ailleurs, l’abonnement reste le meilleur moyen d’avoir régulièrement son Tigre, et de soutenir l’existence du journal !

- Comment le journal est-il financé ?

On cherchait au départ 50.000 euros. L’impression en noir et blanc sur papier journal, c’est assez peu cher, et la plupart de nos coûts de fonctionnement sont réduits au minimum. On s’est dit qu’avec cette somme, on aurait le temps à la fois d’imprimer les premiers numéros, et de payer deux SR à mi-temps, un poste administratif, et les collaborateurs.
On s’est structurés en SARL, en ne cherchant que des apports de gens individuels. Comme on n’avait pas un centime personnel à investir, on s’est servi du système de « l’apport en industrie » : ça permet de détenir le contrôle rédactionnel à 51%, sans débourser d’argent... et sans pouvoir se faire d’argent sur nos parts. La liste des actionnaires est publique. Il y a une majorité d’amis ou de gens plus ou moins proches dont on estime le travail, et qui ont eu confiance en nous grâce à R de réel... dont la liste des métiers est plus que variée ! Grosso modo, c’est ce qu’on appelle de la « love money ». Et quelques parfaits inconnus, trouvés par bouche à oreille, ainsi qu’une structure d’investissement solidaire (CIGALE). On s’était dit, «à 25.000 euros, on peut y aller». Et là, comme par hasard, quand on a réuni les 25.000, on n’a plus trouvé personne... parce qu’on était moins motivés, et qu’il était temps de se préoccuper du rédactionnel, parce que c’est tout de même ça dont il s’agit. Là par exemple, alors qu’on est totalement acculés financièrement, on ne se préoccupe que du rédactionnel ; on prépare les sommaires jusqu’à l’été, en se disant que les lecteurs vont bien finir par arriver.

- Quelle est l’ambition du Tigre, quel est votre «modèle» (le Canard Enchaîné de Maréchal) ? Le Tigre va-t-il sauver le monde ? tout du moins la presse française ? Pensez-vous que vous représentez l’avenir des médias ?

C’est un certain état d’esprit qu’on veut sauver, pas la presse, ni le monde. Alors non, on ne pense pas du tout représenter l’avenir des médias... heureusement d’ailleurs, on s’ennuierait vite, on lancerait un projet en quadri avec de la pub et des brèves dans tous les sens !
Le Tigre ne peut être que radical, parce que c’est un projet extrêmement personnel et artistique avant d’être un projet de presse. Et si on ne trouve pas les quelques milliers de lecteurs nécessaires à la survie du Tigre, tant pis : on se sera bien amusés, on aura appris des choses et on aura rencontré des tas de gens passionnants, rien que dans la préparation des premiers numéros.
Monter un hebdo dans les conditions du Tigre, ça paraît très ambitieux, et en un sens ça l’est, mais c’est de l’ambition « décalée » : c’est avoir l’énergie et le courage de dire, alors que le monde entier vous pousse à renoncer, « on rêve de faire ce type de journal alors on va le faire » - et de trouver des astuces pour y arriver, et de rassembler des gens qui sont dans le même état d’esprit que nous pour se lancer dans cette aventure. Rien de plus. Ne pas renoncer à nos rêves et s’entourer de gens qui les rejoignent, c’est notre seule ambition.

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