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Un petit monde peuplé de grands hommes

Un petit monde peuplé de grands hommes

Un petit monde peuplé de grands hommes
Mis en ligne le vendredi 9 mars 2007 ; mis à jour le lundi 10 septembre 2007.

Publié dans le numéro I (avril 2007)

Parmi les attractions les plus populaires des parcs à thème de Walt Disney, It’s a small world occupe une place particulière dans le cœur des enfants qui se sont succédés sur les frêles embarcations de cette « joyeuse croisère autour du monde ». Depuis plus de quarante ans, les visiteurs du Disneyland Park (Anaheim, Californie), bercés par le clapotis de l’eau et la mélodie des frères Sherman, tandis que les décors en stuc et carton-pâte représentant une Europe et une Afrique d’opérette défilent devant leurs yeux, font ce constat universel  : « Le monde est petit en vérité ! » Derrière l’hymne fraternel et disons-le, un peu naïf, se cache une vérité profonde (quoique constestée) et, pour tout dire, stupéfiante - vérité peut-être pas tout à fait étrangère au succès de cette attraction (à moins que l’obsédante mélodie des frères Sherman soit seule reponsable). Cette vérité première se donne toute entière dans le titre de la chanson : le monde est petit. Et, sans doute de manière plus troublante pour les fantassins de l’ère numérique : le monde était déjà petit le 28 mai 1966, lorsque les notes d’It’s a small world se sont élevées pour la première fois dans les airs du comté d’Orange (Californie).

Mais que recouvre exactement cette proposition ? On peut l’énoncer comme suit : les réseaux interpersonnels noués spontanément par les individus ont une structure telle que, bien qu’éparpillés sur les 149 millions de km2 qui consituent la surface de la terre, en dépit du fractionnement géopolitique et des stratifications sociales, deux individus, choisis au hasard, ne sont séparés l’un de l’autre que par un nombre fini d’autres personnes. Plus fort encore : non seulement ce nombre est fini mais il est excessivement petit - et en tout état de cause, nettement plus petit que ne le suggère l’intuition. Quelques rares études et une solide légende urbaine évaluent ce nombre à six (six liens et donc cinq intermédiaires, pour être précis). Pour le dire autrement : il n’existe que six degrés de séparation entre deux personnes choisies au hasard sur le globe (ou, à tout le moins, sur le territoire des États-Unis d’Amérique).

Cette intuition des indispensables frères Sherman (mais n’est-ce pas faire trop de cas de ces frères Sherman ?), il est revenu à un autre américain, Stanley Milgram - plus célèbre chez nous pour ses expériences peu disneyesques de soumission à l’autorité - d’en entreprendre la démonstration empirique. Le dispositif expérimental consistait à remettre à 296 personnes résidant à Omaha, Nebraska, un dossier avec pour instruction de le faire parvenir à une personne résidant à Sharon, Massachussets. Seuls le nom et la profession (courtier) du destinataire étaient fournis par Milgram. Ne disposant pas de l’adresse, les cobayes du Nebraska étaient invités à faire suivre le dossier à une de leurs connaissances dont ils estimaient qu’elle serait en mesure de se rapprocher de la cible. Les résultats de Milgram ont été publiés dans Psychology Today (1967) et Sociometry (1969). Si l’on fait abstraction d’une proportion relativement importante de chaînes non complétées et si, de ce fait, l’on accepte de restreindre l’analyse aux 44 dossiers qui ont atteint la cible (le courtier), on relève que : (i) le nombre d’intermédiaires varie de 2 à 10, (ii) le nombre médian d’intermédiaires s’établit à 5, ce qui implique (iii) 6 liens, pour la chaîne médiane, entre les cobayes du Nebraska et la cible (le courtier). Pour la modique somme de 680 $ — le coût de l’expérience du Nebraska — , Stanley Milgram passait à la postérité, au détriment semble-t-il d’un écrivain hongrois, Frigyes Karinthy, authentique inventeur de cette notion des six degrés de séparation.

Ces résultats ont suscité de nombreux travaux théoriques, dans des domaine très divers (sociologie, mathématiques, neuroscience) mais relativement peu de nouvelles études empiriques - la question des chaînes incomplètes posant semble-t-il de redoutables difficultés aux chercheurs - jusqu’à ce que le développement de l’Internet ouvre de nouvelles perspectives (http://smallworld.columbia.edu/)

Ainsi, les deux principaux domaines d’application pratique de cette théorie relèvent-ils moins de la recherche fondamentale que du divertissement et des mythologies propres à certaines communautés, en l’occurence, le monde de la recherche mathématique et celui du cinéma. Dans ces deux cas de figure, le problème de Milgram s’énonce comme suit : peut-on, dans le monde de la recherche mathématique (respectivement du cinéma) distinguer un individu si étroitement connecté aux autres membres de la communauté — par la cosignature d’articles de recherche (resp. par l’apparition au générique d’un même film) — qu’un membre quelconque de ladite communauté soit relié à cet individu par une chaîne finie d’intermédiaires aussi petite que possible. Dans les deux « petits mondes » de la recherche fondamentale en mathématiques et du cinéma ces Centres de l’Univers se nomment respectivement Paul Erdös et Kevin Bacon. Commet cela fonctionne-t-il, en pratique ? Paul Erdös et Kevin Bacon ont respectivement un Erdös Number (EN) et un Bacon Number (BN) de 0. Toute personne ayant coécrit un article avec Paul Erdös (resp. tout acteur ayant partagé l’affiche avec Kevin Bacon) a un EN (resp. BN) de 1. Toute personne ayant coécrit un article avec un coauteur de Paul Erdös (resp. ayant joué avec un partenaire de Kevin Bacon) mais n’ayant pas coécrit d’article avec Paul Erdös (resp. sans partager directement l’affiche avec Kevin Bacon) a un EN (resp. BN) de 2, etc.

Ceci posé, dans quelle mesure peut-on parler d’un « petit monde » ? Il se trouve que parmi les mathématiciens en exercice, en juin 2004, 268 000 ont un Erdös Number fini (134 000 un EN infini dont 84 000 n’ont jamais réalisé de travaux de collaboration). Pour ces 268 000 mathématiciens, l’EN médian s’établit à 5, la moyenne à 4,65 et l’écart-type à 1,21 (http://www.oakland.edu/enp/). Grâce à la somme vertigineuse de ses travaux (1 500 articles), pour la plupart coécrits, Paul Erdos se trouve ainsi au « centre » d’un immense graphe de 268 000 savants dont aucun point n’est distant de plus 13 branches ! [1] Kevin Bacon réalise, dans son domaine, une performance peut-être plus impressionnante [2] : parmi les 800 000 entrées de l’Internet Movie Database, le Kevin Bacon Number moyen s’établit à 2,968 (http://oracleofbacon.org/ ). Aucun acteur n’a de BN supérieur à 17 et moins de 0,1 % des acteurs de la base ont un BN supérieur ou égal à 6. Bien que ce point soit contesté, Paul Erdös lui-même (grâce à sa collaboration dans le film Will Hunting, 1997) aurait un Kevin Bacon Number de seulement 3 (soit à peine plus élevé que la moyenne des acteurs !).

Un ultime exemple permettra d’emporter la conviction. Si l’on accepte une seconde de relâcher la définition du Bacon Number pour l’étendre non seulement aux seuls acteurs mais à l’ensemble des personnes créditées au générique d’un film, l’auteur de ces lignes dont les rapports avec le cinéma et les États-Unis sont pourtant quasi nuls se trouve gratifié d’un BN de 4 : la chaîne démarre, comme il se doit, avec Kevin Bacon dont le partenaire, Robert De Niro (Sleepers, 1996), a tourné sous la direction de Terry Gilliam (Brazil, 1985), qui a lui-même fait l’acteur pour Albert Dupontel (Enfermés dehors, 2006), qui joue dans Président (2006) au générique duquel je suis cité en remerciements. « Le monde est petit en vérité ! »

NOTES

[1] Il n'est pas inintéressant de relever qu'une fraction importante des 1 500 articles qui constituent l'œuvre académique de Paul Erdös est consacrée au développement de la théorie des graphes, cette branche des mathématiques qui décrit avec un luxe de raffinements formels, les relations que peuvent entretenir différents points dans un (hyper) plan.

[2] Une étude approfondie de l'IMdb a révélé que Kevin Bacon n'est pas VRAIMENT le centre de l'univers. Cet honneur revient à Rod Steiger (le père Delaney dans Amityville, 1979) - le Rod Steiger Number moyen s'établissant à 2,733.

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