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09. Le Hatay (ou Golfe d’Alexandrette)

Un litige entre la Turquie et la Syrie

09. Le Hatay (ou Golfe d’Alexandrette)

09. Le Hatay (ou Golfe d'Alexandrette)
Mis en ligne le vendredi 13 avril 2007 ; mis à jour le vendredi 18 mai 2007.


Cet article est paru dans "Le Tigre" (hebdomadaire) n°14

 

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Des vestiges archéologiques, un paysage couvert de somptueux vergers, de lauriers et de cascades, des vignes, du coton, des stations balnéaires bordées par la côte dite «turquoise» de la Méditerranée : le Hatay, petit territoire densément peuplé (1,1 million d’habitants ; 5400 km²), est en plein essor touristique. Le Hatay est une province de Turquie limitrophe de la Syrie. Son chef-lieu actuel, Antakya, n’est autre qu’Antioche, l’une des plus luxueuses villes de l’Empire romain et l’un des berceaux du christianisme : la grotte de saint Luc l’évangéliste à Antioche serait la première église de la chrétienté (1). Outre Antioche/Antakya, le Hatay renferme la ville d’Alexandrette/Iskenderun, qui servait historiquement de débouché à la grande métropole commerciale syrienne d’Alep, située à moins d’une centaine de kilomètres. Cédé illégalement par la France à la Turquie en 1939, le Hatay cristallise aujourd’hui encore les tensions entre la Syrie et la Turquie (deux États qui ont 900km de frontières communes) - voire entre le monde arabe et le monde turc.

Antioche

Le partage du Moyen-Orient au lendemain de la Grande Guerre 

Au lendemain de la Première guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne se partagent le Moyen-Orient. Les deux puissances victorieuses «oublient» ce faisant la promesse d’indépendance faite aux Arabes en échange de leur soutien dans la guerre - promesse factice : dès 1916, l’accord secret Sykes-Picot prévoyait le partage de la région en cinq zones d’influence française ou anglaise. L’une de ces zones comprend le nord de la Syrie, qui inclut alors la région du golfe d’Alexandrette. Officiellement, c’est la Société des Nations (ancêtre de l’O.N.U.) qui confie à la France en 1920 un mandat sur la Syrie et le Liban. Depuis Louis XIV, la France se place en effet en position de protectrice des minorités chrétiennes du Levant et défend ses intérêts commerciaux dans ses comptoirs, les «Échelles du Levant» : Alexandrie, Constantinople, Smyrne, Le Caire, Alep, Damas, etc.

Avant la guerre, Alexandrette appartenait à la province de Syrie de l’Empire Ottoman, et plus précisément au vilayet d’Alep. Un vilayet est une entité administrative ; chaque vilayet est lui-même divisé en sandjak. À partir de 1920, le Sandjak d’Alexandrette fait donc partie des territoires de la République syrienne sous mandat français. Il est stipulé que la France, « puissance mandataire », doit les « mener à l’indépendance dans le respect de leur intégrité territoriale » - sans qu’il ne soit précisé de date quant à cette indépendance. Sur le plan juridique international, les mandats sont une innovation : jusqu’alors existaient soit des colonies en administration directe, soit des protectorats. Le Sandjak d’Alexandrette jouit d’un régime autonome au point de vue administratif et financier. En tant que territoire de la République syrienne, le territoire élit ses propres députés, qui siègent à la chambre syrienne de Damas.

timbre syrien 

Avant la Première guerre mondiale, les différentes communautés de la région cohabitent sous domination turque. La population du Sandjak se divise en deux blocs linguistiques majoritaires : turcophone et arabophone. Parmi les arabophones, il y a des chrétiens orthodoxes et catholiques (15%), des musulmans sunnites (20%), et des alaouites (65%) cf. ENCADRÉ. Habitent aussi dans la région d’Alexandrette de très nombreux Arméniens, des Kurdes, et un millier de Tcherkesses (2). Bref, la région d’Alexandrette, traversée par l’histoire des civilisations chrétienne, ottomane, et arabe, présente une juxtaposition de langues et de religions. Conséquence : les dirigeants français la considèrent comme une parfaite illustration de cet « Orient compliqué »[a] dont la complexité leur semble inextricable. Et, cédant à une facilité qui caractérise encore aujourd’hui la vision occidentale, la France a tôt fait de souscrire au postulat simpliste selon lequel « toute communauté serait en péril si elle ne parvient pas à s’ériger en État-nation », summum présumé de la rationalité politique. Un peuple sur un pays plutôt qu’un enchevêtrement historique de communautés : c’est ainsi qu’on en vient à favoriser la « destruction des Empires multi-ethniques » - et que la diplomatie française a justifié les mouvements de population de l’État turc kémaliste cf. ENCADRÉ.

Avant-guerre, le conflit sanglant le plus notable n’est de fait pas arabo-turc ; c’est le massacre des Arméniens à Antioche. La scission entre Arabes et Turcs ne débute réellement qu’après-guerre, et s’aggrave au fur et à mesure que se consolident au Sud la Syrie, et au Nord la Turquie kémaliste. Politiquement, les habitants du Sandjak d’Alexandrette se divisent en autonomistes (pro-syriens) et en kémalistes partisans soit de l’annexion du sandjak par la Turquie, soit de l’indépendance du sandjak. Les autonomistes, qui sont majoritairement les grands propriétaires fonciers arabes s’appuyant sur le clergé sunnite, se voient progressivement évincés par les kémalistes, soutenus par la jeunesse et les classes moyennes : une opposition sociale vient ainsi redoubler une opposition religieuse. Les escarmouches entre communautés enflent au fur et à mesure que le nationalisme turc progresse. Mustafa Kemal réclame Alexandrette aux Français et Mossoul aux Anglais, et s’emploie à réduire le poids des minorités : Arméniens mais aussi Grecs, Alaouites et Kurdes. En outre, il encourage les civils turcs à s’installer dans cette région riche et fertile. Les civils sont suivis de peu par les militaires. En 1920, on comptait un tiers de Turcs dans la région d’Alexandrette, sur une population totale de 180 000 personnes. Les élections de mai 1937 chiffrent à 47% la population turque. Dès lors, par divers stratagèmes, Ankara s’emploie à faire monter ce pourcentage à 55%, par la violence et par les transferts de population. En novembre 1937, le Sandjak est séparé de la Syrie.

les Turcs s’emparent de la «République du Hatay»

L’année suivante, avec l’accord de la France (dirigée par la majorité parlementaire issue du Front populaire), la province change de nom et devient la République du Hatay (3). La France et la Grande-Bretagne veulent donner des gages à la Turquie, clef de voûte de la politique régionale - voire en faire un allié en cas de conflit avec l’Allemagne hitlérienne. En juin 1939, la Turquie récupère officiellement la République du Hatay : les Turcs y sont désormais majoritaires.

Seuls les commerçants et les artisans pauvres, en majorité des Alaouites, restent sur place. Les communautés les plus riches prennent le chemin de l’exil, laissant derrière elles tout ce qu’elles possédaient : les musulmans sunnites partent pour Alep, les chrétiens grecs orthodoxes et les chrétiens arabes pour la Syrie et l’Allemagne. Les Arméniens émigrent massivement au Liban - excepté ceux du village de Vakifli, « le seul village arménien situé à l’extérieur de l’Arménie » comme disent ses propres habitants. Ce « dernier » village arménien ne va pas sans susciter des controverses (4), car il servirait de vitrine de bonne conduite de l’État turc pour minimiser ses exactions à l’encontre des Arméniens.

« Le point de vue de la Turquie se soutient, même si ses méthodes de propagande sont discutables ; le point de vue de la Syrie se soutient également, même si ses partisans furent maladroits ; mais le point de vue français a toujours manqué de netteté. En voulant satisfaire à la fois la Syrie et la Turquie, nous avons donné une pénible impression d’indécision qui a indisposé l’un et l’autre pays, ainsi que les représentants de la S.D.N. [...] Ceux qui ont vu les files de camions transportant des Arméniens, des chrétiens de langue arabe et des familles de toutes communautés s’en allant vers Alep ou Lattaquié avant l’annexion du Sandjak à la Turquie, conserveront le souvenir douloureux d’un des premiers convois de personnes déplacées.« (b) L’illégalité et la faiblesse de cette action diplomatique de la France font l’unanimité chez les historiens - certains allant jusqu’à appeler cet épisode de l’histoire diplomatique française « le Munich du Proche-Orient » (5). Et en fin de compte, la Turquie restera neutre pendant la Seconde Guerre mondiale, attendant février 1945 pour déclarer la guerre à l’Allemagne. Comme le note Michel Gilquin (a) : « Pour la première fois de l’histoire de son domaine colonial, la France se retirait d’un territoire. Elle le faisait non pas en transmettant ses pouvoirs à ses habitants, mais en fonction de ses intérêts de grande puissance. La »décolonisation« commençait bien ! »

Pour les Syriens, la région d’Alexandrette est une région « volée », telle l’Alsace-Lorraine pour la France de 1871 : certaines cartes syriennes actuelles placent encore la région à l’intérieur des frontières du pays. L’indignation, toute symbolique qu’elle paraisse plus de cinquante ans après les faits, persiste, ponctuée de litiges bien réels. Ainsi en 1985, l’Arabie Saoudite décidait de ne pas délivrer de visa aux personnes nées dans la région de Hatay, soutenant ainsi la Syrie et faisant d’un contentieux syro-turc un contentieux plus largement arabo-turc ; en octobre 1989, les forces armées syriennes ont abattu un avion du service topographique turc qui volait dans l’espace aérien du Hatay ; en décembre 1989, le ministre syrien de la presse et de l’information a déclaré dans une conférence de presse à Nicosie que la Syrie ne reconnaîtrait jamais la souveraineté turque sur le Hatay, ce à quoi le ministre des Affaires étrangères turc rétorquait : « Le Hatay appartient à la Turquie et il le restera. Tout ce qui peut être fait, quelles que soient les cartes dressées indiquant qu’il appartient à d’autres, n’y changera rien ». Et chaque fois que les tensions entre la Syrie et la Turquie s’exacerbent (sur la question d’Israël ou la question Kurde), les revendications sur Alexandrette reviennent dans la presse syrienne. Prolongeant ce contentieux, dans des accès de nationalisme, les dirigeants syriens se référent à la notion de »Syrie naturelle«, »Syrie géographique« ou »Grande Syrie« - dont les frontières engloberaient le golfe d’Alexandrette, mais aussi Israël, la Jordanie, la Palestine et le Liban... un ensemble qui a existé comme province ottomane avant le XIXe siècle.

timbre hatay 

Autre source symbolique de tension liée à la question d’Alexandrette : celle des Alaouites. Ces derniers, qui constitueraient aujourd’hui la moitié de la population arabophone du Hatay (qui elle-même représente un quart des habitants), forment encore une communauté pauvre et méprisée. Or, une partie des dirigeants syriens (parti Baas) est Alaouite, et est précisément originaire de l’ancien Sandjak d’Alexandrette - les Alaouites étant eux-mêmes minoritaires en Syrie, où ils représentent 12% d’une population majoritairement sunnite. C’est ainsi que le régime syrien d’Hafez el Assad est décrit par la Turquie comme « un pouvoir alaouite à Damas ». Il faut cependant rappeler que les relations entre la Syrie et la Turquie se sont dernièrement apaisées. En 2003, la visite du Premier ministre syrien Mustafa Miro à Ankara marque la fin d’une période de froid de plus de quinze ans. Cet apaisement vient moins d’un quelconque règlement de la question du Hatay ou des eaux de l’Oronte que de la question kurde : le président syrien Hafez El Assad, en acceptant d’expulser de Syrie le chef du PKK (parti séparatiste kurde de Turquie), Abdullah Öcalan, a en effet réalisé un geste décisif.

La question de l’eau au Moyen-Orient : le cas de l’Oronte

Le conflit entre la Syrie et la Turquie sur la région du Hatay n’est pas qu’une simple question de tracé de frontières et de kilomètres carrés. Si ce contentieux est fondamental au Proche Orient, c’est aussi parce qu’il symbolise un des problèmes majeurs de toute la région : celui de l’accès à l’eau. En voulant récupérer le golfe d’Alexandrette, la Syrie veut récupérer une région pluvieuse et fertile. De fait, les montagnes de la région d’Alexandrette/Iskenderun, couvertes de vergers, orangers et vignes, contrastent grandement avec les plaines arides de Syrie qui mènent jusqu’à Damas. Les réserves de l’Oronte cf. ENCADRÉ sont ainsi l’enjeu majeur du contentieux. Actuellement, l’eau de l’Oronte, dans la partie en amont du fleuve, est utilisée par la Syrie à plus de 90%. Un accord sur le partage des eaux des fleuves communs aux deux États est impossible : cela reviendrait de jure à une reconnaissance syrienne indirecte de la souveraineté turque sur le Hatay.

En persistant dans sa revendication du Sandjak d’Alexandrette, la Syrie bloque ainsi tout règlement satisfaisant à propos de l’Oronte, qu’elle se refuse à considérer comme un « fleuve international » étant donné qu’il débouche dans une région qu’elle revendique, et bloque en outre les négociations sur les eaux de l’Euphrate.

L’eau est une ressource stratégique, au même titre que le pétrole, pour les pays du Moyen-Orient. Pour des pays en partie désertiques confrontés à une forte croissance démographique, l’eau est une donnée fondamentale. Or on assiste depuis quelques années à un tarissement des nappes aquifères, doublé d’un accroissement de la salinité de l’eau. Les États de la région qui contrôlent les bassins hydrauliques supérieurs sont la Turquie (le Tigre et l’Euphrate), Israël (le Jourdain) et l’Éthiopie (le Nil) : trois États non arabes, qui ont gagné un poids géopolitique prépondérant. Partant de là, tous les chantages sont possibles. La Turquie, en mettant en service sur l’Euphrate le barrage Atatürk, a fait perdre 40% de débit à la Syrie. Rendant à Ankara la monnaie de sa pièce, la Syrie veut pomper de l’eau supplémentaire sur l’Oronte pour irriguer le territoire syrien.

privant la Turquie d’une part de l’eau. Or la région d’Alexandrette connaît actuellement une forte poussée démographique et touristique - et a donc besoin d’eau : le golfe d’Alexandrette est une région très densément peuplée, qui compte plus d’un million d’habitants.

La région d’Alexandrette pourrait bien être un des lieux stratégiques de demain à un autre titre. En effet, parmi les solutions de substitution au pétrole, les scientifiques étudient les énergies minérales. Or, parmi les matériaux les plus prometteurs, on trouve le Bore... dont la Turquie possède 65% des réserves mondiales, précisément dans la région de Hatay. Autant dire que la Turquie n’est pas près de renoncer à sa souveraineté sur ce territoire.

 

NOTES

1. Pierre fut le premier évêque d’Antioche. Côme et Damien, saints patrons des médecins, exercèrent leur art dans le golfe d’Alexandrette - et notamment le miracle de la »greffe miraculeuse« d’une jambe noire au profit d’un sacristain atteint de gangrène, représenté par Fra Angelico (La Guérison du diacre Justinien, Retable de San Marco, 1440, Florence, musée de Saint-Marc). 2. Les Tcherkesses ou Circassiens ont été chassés du Caucase par la guerre russo-turque de 1879. En 1936, le Sandjak compte 30 000 Arméniens, 5 000 Kurdes et un millier de Tcherkesses. 3. « Hatay » est un nom se référant aux Hittites, ancêtres présumés des Turcs. 4. Controverse entre Nicolas Mamoulian et Marc Semo à propos d’un article de Marc Semo paru dans Libération 23.09.2005, www.liberation.fr/page.php ?Article=325870 5. Lucien Bitterlin, Alexandrette, le Munich de l’Orient, éd. J.Picollec, 2000.

tableau  

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

[a]. Michel Gilquin, D’Antioche au Hatay : l’histoire oubliée du Sandjak d’Alexandrette, L’Harmattan, 2000. [b]. Pierre Bazantay, « Un conflit de nationalités au Proche-Orient : le sandjak d’Alexandrette », http://bazantay.p.chez-alice.fr

 

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